La Chanson des vieux amants dans GRACIAS a la VIDA

« Gracias a la vida », l’art vocal sans limites d’Anne-Lise Polchlopek

La mezzo-soprano française publie un premier album dans lequel des chansons côtoient des airs d’opéra, des mélodies et des lieder.

Tout comme la première page d’un roman, généralement peaufinée par l’auteur, la plage d’ouverture d’un disque revêt une importance particulière. Celle qu’a choisie Anne-Lise Polchlopek pour introduire son premier album solo confine à l’idéal. En moins de trois minutes, la mezzo-soprano montre ce dont elle est capable dans une scène qui, par sa variété de ton, pose autant de défis expressifs et esthétiques qu’un opéra complet. Le Old Lady’s Tango, extrait de l’opérette Candide, de Leonard Bernstein, permet à la Française de 35 ans d’exploiter ses immenses qualités de diction (consonnes qui résonnent, voyelles qui se dilatent) et de chant (sobre murmure ou cri d’extase).

Irrésistible, cet air qui se délecte des atours et détours de la langue constitue par son titre – I AmEasily Assimilated – un clin d’œil à l’identité artistique de la jeune chanteuse (qui révèle la présence d’un « pilier ibérique » dans sa formation) en même temps que le panneau annonciateur d’un programme polyglotte (français, anglais, allemand, italien, espagnol) et éclectique (genres, époques) dont le maître mot pour l’interprète est bien l’assimilation.

Après ce lever de rideau décoiffant, Anne-Lise Polchlopek se présente en chanteuse assagie avec une berceuse (Wiegenliedop. 41, de Richard Strauss) au déploiement de rêve (somptueux phrasé au service de la ligne mélodique).

De Bizet à Polnareff

Si le pays et le tempérament changent avec le numéro suivant (la deuxième des Seis canciones d’Eduard Toldra), le thème maternel demeure. Le parcours des vingt-six morceaux rassemblés sur ce disque (dus à une vingtaine de compositeurs) s’effectue, en effet, avec passage de témoin d’une pièce à l’autre ou recherche d’une symétrie à distance. Manuel de Falla (Nana) fera écho à Eduard Toldra, comme Gabriel Fauré (maître de la mélodie française) à Richard Strauss (référence du lied allemand). Les Berceaux de Fauré, avec des graves frémissants et un chant dans le style de l’époque, succèdent aussi à deux « inattendus » du répertoire français. L’un, Ma première lettre, de Cécile Chaminade, bijou que beaucoup d’interprètes auraient servi comme une bluette. L’autre, La Tendresse, immortalisée par Bourvil, qu’un accompagnement à la guitare imitant le luth inscrit dans la tradition des chansons populaires d’antan.

Le renouvellement des dispositifs instrumentaux compte parmi les multiples attraits de ce disque intelligemment conçu. La guitare de Pierre Laniau, seule (un peu maigrichonne dans l’opulente habanera de Carmen de Georges Bizet, mais à son avantage dans la foldingue Diva de l’Empire, d’Erik Satie) ou en duo avec le piano de Federico Tibone (pétillante cavatine de Cherubin dans Les Noces de Figaro de Mozart), apporte une touche de légèreté à un récital, vocalement puissant, qui conduit l’auditeur de surprise en surprise.

Ainsi, le jeune amoureux plein d’espoir des Noces laisse-t-il la place à son pendant malheureux dans la chanson Mes regrets, de Michel Polnareff. Dans les deux cas, Anne-Lise Polchlopek préserve la dualité de l’expression mêlant gaucherie et emphase.

Exceptionnelle force dramatique

Le sommet de ses interprétations d’une exceptionnelle force dramatique est paradoxalement atteint dans une simple chanson,La Chanson des vieux amants, de Jacques Brel. Articulation digne du Belge sourcilleux en la matière, sourire-rictus du même tonneau, et incarnation de circonstance, quitte à enlaidir le timbre sur la fin. A couper le souffle !

L’art d’Anne-Lise Polchlopek ne connaît ni les frontières musicales ni les limites techniques. Sa capacité d’appropriation bénéficie aussi bien à Olivier Messiaen (Trois mélodies, sur des poèmes de Cécile Sauvage, dont l’irradiant « Pourquoi ») qu’à Francis Poulenc (l’imprécatoire « C’est ainsi que tu es ») et ses clairs-obscurs de vraie mezzo, autant à Tomas Mendez (Cucurrucucu paloma) qu’à Xavier Montsalvatge (Canto negro).

Partout, Federico Tibone se prête au jeu, discret ou spectaculaire. Son piano allie rigueur et liberté. Ainsi, pour la projection quasi cinématographique de Jacques Brel et pour l’exaltation lyrique de Maurice Ravel, Vocalise-étude en forme de habanera que la soliste fait étonnamment dériver de la griserie aux sanglots. La vie en raccourci ? Dépourvue de paroles, cette page très sensuelle ne le dit pas, au contraire de Gracias a la vida, hymne de Violeta Parra jadis entonné par Joan Baez, qui vaut à Anne-Lise Polchlopek d’exulter au terme d’un disque bouleversant.

Par Pierre Gervasoni

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