France continue à vous présenter les intentions de la chronique qu’elle écrit et l'illustre par un extrait
Cette Chronique du fil des jours de la vie de mon père me permet
d’évoquer les personnes qui occupent une place déterminante sur son chemin.
C’est le cas de l’abbé Dechamp à l’Institut
Saint-Louis qui décèle rapidement les capacités de son jeune élève mais
également les auteurs et compositeurs que Jacques admire depuis l’adolescence et
qui imprègnent son œuvre.
En septembre 1943, regrettant parfois le style moins exigeant de
l’enseignement de Saint-Viateur, avec notamment sa distribution de soupe à dix
heures, mon père entre en cinquième année latine. Beau présage
pour cette rentrée, voilà qu’il se retrouve face à son ancien professeur de
mathématiques, le jeune abbé Dechamps. Celui qui lui avait confisqué son texte La
Mer devient aujourd’hui son professeur, titulaire de classe, de 5e
C. Il n’est plus question avec lui ni de géométrie, ni de mathématiques. L’abbé
lui enseigne désormais le français, le grec, le latin, l’histoire et la
géographie. Mon père est heureux de retrouver sur sa route cet adulte qu’il
avait perçu comme différent des autres.
Sur le mur du fond de sa classe, l’enseignant
punaise une affiche jaune sur fond noir, représentant des églises de Flandre et
sur laquelle chacun peut lire : « C’est la Flandre pourtant qui
retient tout mon cœur. » La citation est signée Émile Verhaeren,
ancien élève
de l’Institut. Dès les premiers jours de classe, apprivoisant les visages de
ses nouveaux élèves, le professeur, face aux regards plus ou moins attentifs,
présente le célèbre poète belge et lit l’un de ses poèmes, Dégel la récitation qu’il
demande à ses jeunes têtes blondes d’apprendre pour la semaine suivante. Il neige blanc sur
l’Escaut jaune Tout est déteint,
brouillé, fondu, Et par les bois et les chemins perdus Les mendiants n’arrivent
plus à chercher l’aumône[1] Des chemins de pluie[2] Les mots,
les rimes, les descriptions, les images et le rythme des vers que mon père
vient d’entendre, l’impressionnent. Il se répète lentement : par les
bois et les chemins perdus, et audacieusement ces mots deviennent, dans son
imagination et par harmonie imitative, des chemins de pluie°. Émerveillé par les
précisions des paysages et le décor de ces vieux autour du feu,
Jacky est sous le charme de cette langue qui rejoint comme par enchantement son
sens de l’observation, sa sensibilité.
Le courant
passe bien entre Jacky et l’enseignant qui ressemble à monsieur Bertrand de l’Institut des Clercs de Saint-Viateur. Ces deux professeurs passionnés de littérature sont habités
par le même désir de transmettre d’autres choses que la stricte matière du
programme à enseigner durant l’année. Jacky n’a pas oublié l’épisode de son
texte confisqué il y a deux ans, qui lui valut, certes, d’apprendre une
récitation comme punition, mais qui surtout, avait plu à l’enseignant. Le maître
et l’élève s’apprivoisent doucement. C’était un garçon très timide mais qui, lorsqu’il
sortait de sa timidité, il n’y avait plus de mesure chez lui [sic]. Il
allait à l’extrême. C’était tout ou rien. Ou bien il criait ou bien il ne
parlait pas. Ou bien il était enthousiaste ou bien il était un peu dépressif.
Très nettement. Mais d’une très grande délicatesse. La plus belle rédaction
était presque toujours celle de Jacques. Pour le fond et pour la forme. D’un
rien il faisait quelque chose de beau. Celle sur le thème de sa chambre était une merveille.
Sa fenêtre, sa petite lampe sous laquelle il travaillait et de temps à autre
une mouche qui venait le distraire et qui l’amusait, tous ces petits détails
étaient vivants chez lui. Il avait la passion du français, du verbe, des mots. Un jour il est venu me voir en me demandant si je
pouvais laisser huit jours aux élèves pour préparer leur rédaction car il
manquait de temps pour bien s’y consacrer. Quand je lisais sa rédaction dans la classe, il y avait
un silence extraordinaire. On sentait que les enfants étaient pris par ses
textes. Il y a un auteur qui l’a fort marqué, c’était Émile
Verhaeren[3]. Devenant un véritable allié aux côtés de mon père
pour le guider dans ses enlisements scolaires, l’abbé Dechamps reconnaît les
capacités de son élève à rédiger. Toutefois, pour ne point trop le décourager,
en son âme et conscience, il refuse de tenir compte de ses fautes
d’orthographe. Ce
qui était catastrophique chez lui, c'était son orthographe ! C’était
désespérant[4].
L’abbé Dechamps, passionné par la
poésie transmet à son élève son admiration pour les poèmes d’Émile Verhaeren. Ravi
de cette passion partagée qui leur offre des moments de complicité il observe Jacky,
et note tout comme l’écrivain Stefan Zweig au sujet de Verhaeren « l’excès
le tente plus que la mesure[5] ». L’adolescent
se sent proche de la sensibilité du poète, de ses mots qui décrivent les
paysages comme des tableaux. Les vers, les métaphores et les allitérations de
l’auteur entrent par la grande baie vitrée de l’âme de mon père, assoiffé de
beauté et d’émotions. Séduit par ce lyrisme, Jacky, emporté par son admiration,
constate que celle-ci apaise son sentiment d’isolement et le fil des jours
parait moins lourd. Il
n’est pas pensable que Verhaeren ait eu un autre ciel que le ciel qu’il y a
là-bas au-dessus de sa tête pour écrire ce qu’il a écrit. C’est un ciel qui
rend humble. Ce ciel est tellement bas qu’on est obligé de se voûter un peu en
dessous[6]. De plus en
plus séduit par les rythmes et les rimes du poète de Saint-Amand, mon père
s’attarde sur les passages qu’il apprécie particulièrement pour leur
foisonnement d’adverbes qui, tel un objectif avec son zoom avant, agrandit le
calice des mots. Jacky s’en imprègne presque avec volupté, lui rappelant
parfois les propos de son père évoquant son pays de plaines.
Heureux d’avoir enfin trouver un
adulte non-déserteur°, capable de préserver
l’essentiel, en qui il peut enfin avoir confiance, l’adolescent tisse, au fil
des jours, des liens constructifs avec cet abbé, toujours disponible et compréhensif. Devenu conscient du calme que lui procure la musique, il
s’offre régulièrement des moments de rêverie, écoutant les concerts diffusés à
la radio. Sa découverte de Berlioz l’impressionne tout particulièrement. Il
apprécie la fougue du compositeur et se sent proche de cet artiste dont les
parents n’acceptèrent jamais de prêter la moindre attention à son rêve de
musique, voulant avec obstination que leur fils devienne médecin. À l’écoute de la Symphonie fantastique,
l’adolescent est sensible à cette guirlande de sentiments tourmentés qui
envahissent le héros amoureux mis en scène dans l’argument musical. Jacky se
les approprie aisément tant grondent en lui des cortèges d’incompréhensions
face à ce monde dans lequel on lui demande de grandir sans poser de questions.
À suivre…
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