L’homme était un prince[1]
Sur la deuxième des quatre pages du numéro de juin de
son journal Le Grand Feu, mon père propose un article signé Claude Ducastel qui s’intéresse au
Septième art et rédige un billet d’humeur cinématographique.
Les nombreux films que l’Amérique a déversés
en Belgique depuis la
fin de la guerre ne sont évidemment pas de nature à nous convaincre.
En effet, je mets au
défi n’importe qui de trouver, parmi la pléiade de comédies et autres films
musicaux américains, de quelconques qualités artistiques. Si le cinéma est
surtout un art pour les yeux, il doit cependant s’adresser également à notre
intelligence. Et si dans la série de Tarzan on rencontre parfois de très belles
reconstitutions de paysages sauvages, cela ne suffit tout de même pas pour
faire de bons films.
… Si le cinéma
français nous a montré quelques films excellents tels que La Belle et la Bête, L’Éternel
Retour, L’Idiot... il nous a aussi donné un grand nombre de navets.
… D’après moi, depuis
la fin de la guerre, deux films seulement constituent indiscutablement des
chefs-d’œuvre hors ligne. Il s’agit du film russe « Ivan le
terrible », et surtout « Les Visiteurs du soir ».
… Le metteur en scène Marcel Carné a
réussi le véritable tour de force de rendre dans un cadre merveilleux une
action fort réduite et fort lente qui reste cependant attachante jusqu’à la
dernière image. Il faut dire aussi que l’interprétation était plus
qu’excellente…[2]
Derrière
les commentaires du jeune cinéphile, nous pouvons imaginer la plume de Jacky
transportée par « ce décor merveilleux » qu’il avait tant apprécié
dans le film de Jean Cocteau, La Belle et
la Bête vu avec Suzanne. Dès le début
de la projection mon père est touché par cette phrase que propose le
réalisateur en guise de prologue :
L’enfance croit
ce qu’on lui raconte.
C’est un peu de
cette naïveté que je vous demande.
Romantique et assoiffé de défis, mon père est sensible
également à la transposition réalisée par Jean Cocteau dans son film L’Éternel Retour, quand la puissance de
l’amour dépasse les haines et la mort. Ces deux films du poète français
confirment à Jacky son attrait pour le fantastique et le merveilleux, surtout
quand ils riment avec la vibration de l’impossible.
L’auteur de l’article
cinématographique paru dans ce numéro de juin du Grand Feu loue encore le film
français de Georges Lampin, L’Idiot, sorti en 1946, d’après le roman de Fédor Dostoïevski dans
une adaptation de Charles Spaak avec Edwige Feuillère et le talentueux Gérard
Philippe dans le rôle du prince Mychkine. Ce personnage n’incarne-t-il pas à
merveille les combats de Jacky contre la bourgeoisie et les convenances
hypocrites, défendant sans cesse les notions de simplicité et de dignité.
Je
trouve que l'effort de dignité, de tendresse des gens, c'est ça vivre.[3]
En ce Prince qui perçoit d’autres réalités derrière les
jeux et stratégies des adultes, mon père se reconnait un allié, un ami de
toujours, un frère qui, tout comme lui, dévoile les stratégies et tricheries
sociales.
Dans son
rôle de L’Idiot, l’incomparable Gérard Philippe exprime clairement par l’une de ses répliques un sentiment que mon père
connaît bien : Les
enfants devant les grandes personnes raisonnent mal mais ils sentent juste.
Cette réflexion du Prince Mychkine, qui aurait pu être
celle d’un autre petit prince aux cheveux blonds, héros de Saint-Exupéry,
rassure mon père sur le bien-fondé de ses étonnements lors de ces
observations des adultes côtoyés depuis l’enfance.
Face
à chaque interlocuteur, les intentions et regards de son espoir naïf motivent L’Idiot à lui demander s’il est possible
de devenir ami. N’est-ce pas l’attitude adoptée aussi par mon père qui souhaite
à chaque nouvelle poignée de main susciter une amitié nouvelle ?