CHRONIQUE

CHRONIQUE

Jacques Brel

Chronique d’une vie

par France Brel

Extrait n°1

Une chronique littéraire fait apparaitre de nombreux personnages. À la lecture de ces premières lignes, je vous laisse découvrir l’homme dont je vous invite à suivre les pas dans Bruxelles, en septembre 1909.

Aujourd’hui, méditatif, installé dans cette nouvelle friterie à l’atmosphère bavarde, surgissent en lui des images d’un autre estaminet, celui que tenait son défunt père Augustin.

L’homme se revoit, il n’y a pas si longtemps encore, sillonnant les chemins de sa Flandre natale quand il songeait à son avenir, habité par des rêves de partances.

La dernière gorgée de bière avalée, l’homme aux gestes mesurés récupère sa canne et son chapeau au portemanteau de l’entrée et retrouve les bruits de la rue sous la douceur d’un soleil de cette belle fin de saison.

Sur la Grand-Place, il monte dans un des fiacres stationnés devant l’hôtel de ville…

(…) Désaltéré par la poésie des mots qu’il vient de lire, le lecteur ferme doucement son livre et le met en poche. Ponctuel, jetant un dernier coup d’œil à sa montre, il vérifie l’état de ses guêtres, prend sa canne et passe une main caressante sur sa moustache. Ajustant son chapeau avec le regard décidé de celui qui s’en remet à son destin, il se lève.

C’est bien d’un départ dont il est question pour ce jeune homme qui attend l’heure de son rendez-vous à la Cominex. Cette société belge d’import-export, située au 66 de la rue Royale à Bruxelles, recrute comme tant d’autres depuis peu, des agents envoyés vers les richesses du territoire du Congo belge, devenu colonie en novembre dernier. Cet homme est mon grand-père. Il se nomme Romain, Jérôme Brel. Dernier fils d’Augustin et de Rosalie, il est déterminé à quitter son village natal, Zandvoorde, situé près d’Ypres, en Flandre-Occidentale.

Extrait n°2

Une chronique implique, avec évidence, tout au long du récit, la mention systématique des dates du calendrier faisant avancer le lecteur sur le chemin du fil des jours. En guise d’illustration, voici un passage qui présente la mère de Jacques, née un jour de Saint-Valentin.

Le 14 février 1896, ma grand-mère Élise-Lambertine voit le jour dans un milieu très modeste. Son père, Dominique Van Adorp, menuisier, très habile de ses mains comme la plupart des hommes de la lignée, fait aussi de la peinture sur vitrail. Une autre branche de l’arbre généalogique de la famille Van Adorp est musicienne et s’intéresse aux instruments à vent en cuivre.

Le 25 février 1898, Dominique décède à l’âge de quarante-quatre ans, laissant son épouse, Marie, veuve à quarante ans, seule pour élever ses cinq enfants : Léonie, Catherine, Anne-Marie, Léon et la benjamine âgée de deux ans à peine, Élise-Lambertine…

Dans un climat de tristesse et de difficultés financières, la petite dernière, très vite surnommée Lisette, est choyée. Elle attire les regards et les attentions de tous. L’enfant, de tempérament joyeux, anime le quotidien souvent trop morne qui règne dans la maisonnée tenue avec fermeté par sa mère. Sous l’œil sévère de Marie, Léonie, Catherine et Anne-Marie, deviennent, à leur tour, couturières.

En septembre 1911, Marie s’inquiète de la santé fragile de son fils Léon. Suivant les conseils du médecin, qui propose à Marie d’offrir à son fils le bon air de la campagne, elle loue une petite maison en dehors de la ville, dans la belle commune néerlandophone de Linkebeek, au sud de Bruxelles…

Le 27 mars 1912, c’est toute la famille qui emménage à cette nouvelle adresse. Malheureusement, Léon y décède en mai 1914, à l’âge de 22 ans.

Entre velours et satins, par son envie d’aimer et de rire, Lisette devient le rayon de soleil de la famille. Petite lumière de joie, elle accompagne chacun dans la traversée de cette période d’incertitudes, de préoccupations et de restrictions. Ses sœurs, devenues ses trois petites mamans, lui passent bien des caprices, ne perdant jamais l’occasion de se laisser distraire de leurs ouvrages et travaux d’aiguille, partageant les sourires suscités par Lisette, de plus en plus consciente de son don de gaieté naturelle et de son talent à dérider l’ennui.

Extrait n°3

Dans cette chronique de la vie de Jacques j’ai souhaité mentionner le décor spatial mais aussi sonore de sa jeunesse. Cette décision implique la présence dans mon récit de mots et expressions en bruxellois tant appréciés par mon père tout au long de sa vie. L’extrait proposé en reprend quelques-uns, reconnaissables par une graphie distincte.

À la fin de l’été 1921, âgé de trente-huit ans, devenu responsable commercial au Congo pour un vaste territoire, mon grand-père revient enfin au pays après les quatre années de conflit (…) De retour en Belgique, il écoute les récits familiaux et prend des nouvelles des uns et des autres. Romain se soumet aux nombreuses questions de sa sœur Léontine qui s’inquiète des dangers de ce pays lointain. Répondant avec humour à ses craintes, son jeune frère lui confirme sa satisfaction d’avoir pris la bonne décision, d’avoir quitté Zandvoorde. Tout à la joie de retrouver Bruxelles, mon grand-père déambule dans ses rues, admire les nouvelles constructions et découvre les innovations. Depuis son départ pour l’Afrique en 1909, la ville a bien changé.

De plus en plus nombreuses sur les grands boulevards de la capitale, les voitures automobiles serpentent, fument, pétaradent, klaxonnent et se faufilent entre trams et piétons distraits ou audacieux qui traversent sans regarder…

Ses pas le mènent parfois vers un établissement À la Ville d’Ostende, situé chaussée d’Anvers, repaire d’une association de fumeurs de pipe, dont il est amateur. Il s’y laissera peut-être entraîner à faire une partie de Pietjesbak (421) ou de Vogelpick (fléchettes). Amateur de billard français, aussi appelé carambole, lors de ses séjours à Bruxelles il fréquente l’établissement Les Mille Colonnes, le grand café bruxellois où il est aussi possible de jouer aux cartes et aux dominos. S’éloignant sans se retourner du cauchemar de la Grande Guerre qui a dévasté familles et campagnes, les Belges pensent à se divertir pour mieux partager la joie profonde de la liberté retrouvée. (…) De table en table, toujours heureux de se rencontrer, de partager, de dialoguer, dans les nombreux caberdouches, (cafés fréquentés par une clientèle populaire) les Bruxellois, avec simplicité et franchise, pratiquent leur accent, leur dialecte, avec gourmandise dans un bel esprit de convivialité. Romain retrouve ces expressions qui en disent bien plus qu’un long discours sur son appartenance à son pays quand il répond par un large sourire à ceux qui lui demandent sur un ton familier : Qu’est-ce que tu dis en bas de çà ? (Qu’en penses-tu ?)

Extrait n°4

Dans la chronique de la vie de Jacques toujours en cours de rédaction et ce pour de nombreuses années encore, je propose au lecteur un nouveau signe de ponctuation : le point d’attention. Indiqué dans ce texte par cette petite bulle °, sa mission est, comme son nom l’indique, d’attirer l’attention du lecteur sur un mot ou un groupe de mots, un lieu ou un nom propre dont il sera à nouveau question un peu plus tard, dans un autre contexte, parfois dans les textes de mon père ou au fil de sa vie. Je vous invite à découvrir dans le passage proposé ci-dessous quelques-uns de ces points d’attention.

Nous sommes à Léopoldville où mes grands-parents, Romain et Lisette, résident depuis plus d’un an et attendent avec joie la naissance de leur premier enfant. 

Le 13 août 1922, près d’un mois avant la date prévue, le bébé manifeste son désir de découvrir le regard de sa mère. Appelé rapidement au chevet de Lisette, le médecin évalue la situation et rassure chacun. L’accouchement se passe bien et le petit Pierre crie sa joie d’être là.

Laissant son épouse aux mains expertes des femmes présentes pour la circonstance, l’heureux père, âgé de 39 ans, invite le médecin au salon pour y boire un verre, peut-être deux. Il s’agit de fêter la naissance de son fils et la fierté de sa paternité. Lisette se repose. 

Soudainement, voilà que la jeune mère rappelle les femmes encore penchées sur le berceau, admirant la frimousse du nouveau-né. À l’étonnement général, la jeune accouchée ressent de nouvelles contractions, annonçant l’arrivée d’un deuxième enfant que personne n’avait pressenti. Terminant de fêter l’arrivée du premier enfant, le médecin encore présent et rendu plus joyeux sous l’effet de l’alcool, accourt au chevet de Lisette et dans la précipitation une petite fille arrive, à laquelle les parents attribuent le prénom de Nelly. Pour annoncer la bonne nouvelle de la double naissance et confirmer que chacun se porte bien, une photo est rapidement envoyée à la famille en Belgique. 

Arrivés prématurément, fragiles, quelques semaines plus tard, les nouveau-nés présentent des symptômes alarmants. Certains évoquent la typhoïde, d’autres un empoisonnement du lait, d’autres encore des soucis de bactéries, une autre version parle de dysenterie. La cruelle réalité est là : à quelques semaines d’intervalle, les deux enfants décèdent : le petit Pierre le 23 août et la petite Nelly le 15 septembre.

Effondrée, ayant perdu la flamme de sa joie, malgré les attentions de son époux et les prévenances de son amie Alice, ma grand-mère pense aux ombres du passé, ses deuils familiaux. Au fil de ces journées de chagrin elle se sent plus proche de sa mère qui, elle aussi, traversa l’épreuve de ce drame indicible de la perte d’un enfant.

Dernier de sa fratrie, Romain connaît lui aussi ces larmes gravées sur le visage des mères°, tels des sillons qui se creusent et deviennent des rides pour la vie, ciselant la peau et gonflant les paupières des femmes qui ont enterré leurs enfants, comme le fit plusieurs fois sa mère Rosalie.

Immense sablier naturel et perpétuel, le fleuve Congo s’écoulant au rythme du temps qui passe, poursuit sa route, traversant les heures vides des journées sans projet, lourdes de tant de peines. Dans le jardin, les fleurs ferment leurs paupières° et souffrent de ne plus être admirées comme avant par le regard en amande de la future maman. Fidèle et généreux, le soleil offre encore à tous ses aubes claires même si, au regard de la jeune mère, elles ne ressemblent désormais plus tout à fait à la saveur du bonheur. Infiniment lentement°, réajustant l’immense mécanisme de l’horloge du temps, le poids du chagrin semble se dissoudre et se faire moins lourd sur les cœurs meurtris. La vie, toujours la plus forte, reprend doucement ses droits, sa place, son cours, sa force. Soudain, sans les avoir prémédités, à l’étonnement de chacun, un sourire de Lisette, une réplique amusante, un rire furtif venu du paradis oublié, s’invitent à nouveau comme un écho enchanté, témoin du processus de guérison de son âme. Aujourd’hui une fois de plus, sollicitée avec tendresse par son entourage à se changer les idées pour aider à oublier, ma grand-mère ne dit plus non° et accepte l’invitation à se rendre dans le tout nouveau cinéma Apollo°-Palace.

Le divertissement s’invite alors comme un médicament et Lisette se laisse entraîner à découvrir ce film muet américain, réalisé par Chaplin°, dont il a écrit le scénario et composé la musique : Charlot° et le Masque de fer. 

Extrait n°5

Au fil de cette chronique, je souhaite contextualiser la vie de mon père, mentionnant plusieurs événements culturels ou économiques qui ne furent pas sans incidence sur la vie familiale des Brel. Nous sommes désormais en 1929. La famille est rentrée définitivement en Belgique en 1926 pour notamment songer à la scolarité de Pierrot, le fils aîné, né en octobre 1923.

À la fin du printemps 1929, à la demande de son beau-frère, mon grand-père se rend à Berlin pour y acquérir une « onduleuse », la machine indispensable pour la fabrication du futur et novateur carton ondulé qui devra devenir la spécialité de l’entreprise. Il sourit à l’avenir dans un climat d’aisance et de belle sérénité. Dans le train qui le ramène vers Bruxelles, bien installé dans le compartiment, heureux de rapporter un jouet en forme de zeppelin pour Pierrot, ouvrant sa gazette, il apprend la parution de Vol de nuit d’un certain Antoine de Saint-Exupéry. L’article lui rappelle son émotion à l’arrivée du premier avion à Léopoldville.
Confiants en l’avenir, mes grands-parents traversent régulièrement le boulevard Auguste Reyers pour suivre l’avancement des travaux entrepris pour leur future maison avenue des Cerisiers. L’ami architecte leur annonce un emménagement possible à l’automne 1930.

Six mois après la naissance de mon père, que tous désormais surnomment tendrement Jacky, un octobre noir envahit les marchés boursiers. Le vent des affaires devient ouragan, emportant les économies et les rêves de nombreuses entreprises et familles. Une panique généralisée s’abat sur la vie économique engendrant une succession de drames, de faillites, de ruines et de désolations.

Les années folles réfléchissent à leurs folies. Les danseuses de charleston revendent leurs robes à franges et leurs porte-cigarettes, les musiciens rangent leurs saxos et leurs violons et leur moustache° et Bruxelles pleure sa joie et sa prospérité effondrées. Les premières pertes financières des fameux placements alléchants qui semblaient garantir l’avenir d’un bonheur éternel à Romain et à sa famille, fondent comme neige au soleil. Au fil des jours de novembre et décembre 1929, vivant désormais au rythme des mauvaises nouvelles financières qui ne cessent de tomber, Romain, homme responsable et non sans courage face à l’adversité, prend sans attendre les décisions qui s’imposent.
Il se sépare de Courtois, le fidèle chauffeur qui ne pourra plus fièrement circuler au volant de l’automobile pour conduire « Monsieur ». Mon grand-père se voit même dans l’obligation de demander un prêt à son ami Georges Dessart pour, homme de parole, honorer sa promesse d’entrer dans l’association de la nouvelle entreprise proposée récemment par Amand, son beau-frère. Ayant envisagé, il y a peu encore, une vie d’actionnaire largement bénéficiaire et son statut de rentier, Romain s’accroche aux activités de lancement de cette nouvelle cartonnerie implantée à Anderlecht au numéro 18 de la rue Verheyden.

Dès janvier 1930, alors que Jacky distribue généreusement ses premiers sourires autour de lui, Lisette, non sans tristesse, se sépare de sa bonne à demeure. Obligée de réorganiser son quotidien autour des restrictions, comme au temps de sa jeunesse, elle retrouve la préoccupation des économies à réaliser. Traversant les turbulences de ces nouvelles circonstances, ma grand-mère regarde grandir son tendre Jacky, refusant obstinément, durant quelques temps, de lui couper ses premières boucles. Elle tente ainsi de reculer la fin de son rêve : élever une petite fille. Pendant que Lisette accepte et digère ce nouveau cortège de réalités, au Palais Royal de Bruxelles, les souverains fêtent la naissance, ce 8 septembre, de leur deuxième enfant, le Prince Baudouin.

Le 8 avril 1930, Catherine sœur de Lisette, marraine de Jacky, pense à son filleul et, absente de Bruxelles, lui envoie ce télégramme à l’occasion de son premier anniversaire.

Extrait n°6

La Chronique, le récit de la vie de mon père en cours d’élaboration, est jalonnée d’intertitres, issus pour la plupart de ses textes et chansons.  Ils me permettent d’agencer ce récit sous forme de petits paragraphes. En cette période estivale je vous propose de suivre le jeune Jacky sur ses lieux de vacances, les plages de la mer du Nord.

J’aimais le col ondoyant des vagues[1]

Jacky aime les vacances à la mer du Nord quand la magie de chaque instant déploie toute son intensité, quand il est midi tous les quarts d’heure°. Les lumières de la Flandre natale de son père colorent ses regards d’enfance, les rires habillent ses réveils et lui font oublier l’enlisement des convenances vides de sens. Jacky peut enfin courir en tous sens sur l’immense terrain vague que lui offre la marée basse. Entre les vagues, l’horizon et les dunes, mon père oublie le gris de sa ville.

Lisette, comme en toute circonstance, soigne son élégance, portant des robes légères flottant discrètement autour d’elle, se protégeant du soleil redouté° par des chapeaux qu’elle apprécie tant porter, ou par son inséparable ombrelle°. Ce matin, sur la promenade du bord de mer, attiré par ce lointain qui l’intrigue, Jacky scrute l’horizon et se laisse emporter par l’immensité de l’infini. Il imagine qu’au loin un mystère sommeille, une nouvelle aventure peut-être comme celle de son père commencée en 1909 lors de son départ d’Anvers.

(…) En cette fin de journée, les garçons observent au loin sur la plage un promeneur jetant du pain aux mouettes. Attirés par les cris des rieuses gourmandes, ils accourent et admirent la chorégraphie improvisée des oiseaux virevoltant au-dessus de leurs têtes. Ils sourient de ravissement à contempler de si près les ailes blanches des goélands qui profitent de ce banquet inattendu, s’amusant à attraper les morceaux de pain en plein vol. Jacky est subjugué. Il aimerait tant lui aussi pouvoir voler. Les yeux levés vers le ciel, mon père en profite pour saluer d’un sourire complice ses amis les nuages, ses chers compagnons de solitude bruxelloise observés derrière les carreaux de la cuisine et qui le font rêver, l’hiver, à d’autres espaces, en attendant l’été.

J’étais un petit garçon sage et studieux. Du moins en apparence. Mais dans le fond de mon cœur, j’attendais les jours de fête avec impatience. Bien sûr, il y avait le vélo, le football, ces plaisirs avec lesquels chez moi on vient au monde… Mais il y en avait un plus grand, plus enivrant encore : le rêve[2]

Les vagues qu’il ne cesse de regarder bercent son cœur d’enfant au rythme des rouleaux qui s’enroulent, se déroulent et viennent mourir à ses pieds sur une musique qu’il semble seul entendre. L’appareil photo toujours à portée de main, Lisette tente de prendre des clichés de ses deux fils. L’opération n’est pas toujours aisée car Jacky ne supporte pas ces séances de pose où il s’agit de sourire à un objectif rébarbatif et d’arrêter de bouger pour fixer l’éternité du moment. La plupart du temps, capricieux et peu convaincu, Jacky a le talent bien agaçant pour ses parents de tourner la tête au dernier moment. Il faut beaucoup de patience et d’ingéniosité de la part des adultes pour arriver à réaliser la photo espérée si l’on souhaite y voir le visage de mon père. C’est le cas cependant de cette belle photo où, le vélo à la main, il se retourne enfin vers l’objectif car, au bon moment, sa mère l’invite à regarder rapidement le joli bateau qui passe au loin…

[1] J’aimais.

[2] Florence Aboulker, « Brel – Bécaud. Ils ont chanté Noël », Bonnes soirées Marcinelle, 09/12/1964.

Extrait n°7

Évoquer le parcours biographique d’une personne ne peut se concevoir sans mentionner le contexte familial et historique dans lequel elle baigne. Transmettre les éléments de l’enfance de mon père dans cette chronique m’amène donc avec évidence à le resituer, observateur sensible, sur la trame des évènements de son quotidien.

Lorsque la guerre est arrivée[1]

Depuis 1938, installée sur la belle place Sainte-Croix à Bruxelles, la Radio belge diffuse de nombreuses chansons, comme, en cette année 1939, La Java bleue interprétée par la chanteuse réaliste Frehel. Les présentateurs de radio annoncent des informations culturelles, comme la présence à Bruxelles de la comédienne française, Edwige Feuillère, qui joue au Théâtre des Galeries La Dame aux camélias, ou encore l’inauguration, le 11 juillet 1939, de la Chapelle musicale Reine Élisabeth.

Le 1er septembre 1939, le Reich allemand entre en guerre contre la Pologne, bombardant Varsovie et Cracovie.

Depuis le 3 septembre 1939, moment de la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne et de la France à l’Allemagne, les armées sont mobilisées mais rien ne bouge, rien ne se passe et la Belgique prône sa neutralité.

Peu de jours après la rentrée scolaire de 1939, le prêtre de la paroisse Saint-Rémy convoque le groupe des enfants se préparant à passer, au prochain printemps, leur communion solennelle. Parmi eux, Jacky, des garçons de sa classe, plusieurs filles aussi dont une certaine Madeleine, gentille, aux cheveux couleur de lin° qui attire le regard de mon père, troublant quelque peu son cœur.

Aujourd’hui, au retour de l’école, Pierrot affairé, annonce fièrement qu’il vient d’accepter un rôle dans la pièce que préparent les élèves de la Section moderne de son collège. La représentation est programmée pour mars prochain.

Se souvenant avec nostalgie du temps révolu de ses prestations théâtrales, Lisette, enthousiaste, l’encourage et lui promet de lui faire répéter son texte. Mais les répétitions sont peu nombreuses pour Pierrot car dans la comédie d’Eugène Labiche Les Vivacités du Capitaine Tic, le personnage de Baptiste, le rôle de Pierre, se limite à quelques répliques.

Ce 7 mars 1940, en cette fin de journée, il règne un climat de grande effervescence au Collège Saint-Jean Berchmans à Bruxelles. Les professeurs, parents, amis et jeunes gens s’installent bruyamment sur les chaises en bois de la salle des fêtes pour assister à la présentation de la pièce préparée durant de longs mois par les élèves.

La comédie, Les Vivacités du Capitaine Tic à laquelle Pierrot participe raconte le retour de guerre de Horace et de son serviteur Bernard qui, revenant de Chine°, retrouvent Madame de Guy Robert, la tante d’Horace.

Après les trois coups règlementaires, dans un silence respectueux mais joyeux, le public se réjouit des apparitions sur scène des jeunes comédiens aux visages connus.

Lisette, Léonie, Romain et Jacky patientent jusqu’à la scène 4 de l’acte I avant de reconnaître Pierre dans sa livrée qui, d’une voix bien posée, annonce l’arrivée de « Monsieur Désambois ». Ce personnage tente d’organiser le mariage de la jeune Lucille avec un certain M. Magis, promu récemment à la dignité de secrétaire de la Société de statistique de Vierzon°. Jacky reste très attentif durant toute la représentation. À la fin du spectacle, il est très fier de la prestation de son frère et applaudit chaleureusement la troupe des élèves. Il constate aussi l’émotion de sa mère voyant son fils ainé en costume et applaudi par le public présent.

Mon père se réjouit toujours de ces sorties en famille. Elles les mènent parfois vers les belles et grandes salles de cinéma de la ville, comme Le Métropole, inauguré en 1932 et qui accueille 3 000 spectateurs. Son architecte A. Blomme, est le célèbre auteur (entre autres) du bâtiment des brasseries Wielemans-Ceuppens. La façade de ce chef-d’œuvre moderniste, au 30 rue Neuve, déploie un monumental hall vitré en demi-cercle sur quatre niveaux, entouré de larges pilastres et d’un entablement en marbre ocre[2].

Curieux et amateur de divertissements Jacky est toujours très heureux de s’installer dans une salle de cinéma.

Il y avait à l’écran des gens extraordinaires, infiniment plus extraordinaires que ceux que je côtoyais tous les jours, plus courageux, plus beaux, qui couraient plus vite, qui étaient plus forts en mathématiques ![3].

Le dimanche 28 avril 1940, dans un contexte politique d’attentisme pesant que certains appellent « la drôle de guerre », Jacques fait sa communion solennelle à l’église Saint-Rémy, boulevard du Jubilé à Molenbeek-Saint-Jean.

Pour la circonstance, sa mère met les petits plats dans les grands et compose le menu de fête élaboré en étroite collaboration avec le communiant. Les convives dégustent : Les champignons Jacky, des choux-fleurs étoilés et des poulardes de Bruxelles.

À l’aube du vendredi 10 mai 1940 dans un ciel plus bleu qu’à l’habitude° réveillé par un bruit sourd, toute la famille se précipite à la fenêtre et avec consternation découvre les colonnes d’avions allemands qui déchirent le ciel de Bruxelles.

Le matin très tôt nous sommes réveillés par les coups de la DCA qui courent après quelques avions allemands qui lâchent quelques bombes sur Bruxelles. Nous ouvrons la fenêtre et regardons les avions[4].

Plus tard dans la journée, la famille, réunie autour du poste de radio, écoute la déclaration de Paul-Henri Spaak, le ministre des Affaires étrangères qui, à travers les ondes, s’adresse à la nation :

Hier, après un court moment de détente, nous avons appris que les décisions d’attaquer la Belgique, la Hollande, le Grand-Duché de Luxembourg étaient prises. […] Lorsque vers 8 h. du soir, hier, nous avons appris que ces troupes se mettaient en mouvement, que nos guetteurs et nos informateurs nous ont montré l’armée allemande s’apprêtant véritablement à rentrer en action, nous avons bien compris que cette fois nos espérances étaient dépassées par les événements et par la réalité et que nous étions au seuil de la grande épreuve. […] Nous avons entendu les premiers éclatements de bombes et le premier effort de nos défenses anti-aériennes. À ce moment Messieurs, je le souligne, l’Allemagne ne nous avait fait parvenir aucune note, aucune protestation, aucun ultimatum[5].

[1] Mai 40.

[2] Histoire des cinémas bruxellois, consultable sur http://patrimoine.brussels/liens/publications-numeriques/versions-pdf/bvah/histoire-des-cinemas-bruxellois

[3] Interview de Jacques Brel, Eric Leguebe, « Brel de la chanson au cinéma », 1972.

[4] Interview de Pierre Brel, Télé tourisme : C’était au temps où Brel bruxellait, Sonuma, 10/03/1998.

[5] La Guerre des ondes, Pascale Tison, Sonuma, 31/03/2015.

Extrait n°8

Mon père l’a souvent exprimé et chanté, l’un de ses plus grands regrets est celui d’avoir vécu la guerre. Le contexte politique dans lequel il grandit durant cette période de conflit a laissé des traces inoubliables. Les discours, les offensives, la propagande de l’ennemi, les restrictions, l’exode de nombreux belges, les déportations, l’organisation de la Résistance, les séparations, les chagrins, les deuils, les bombardements sur Bruxelles ont marqué le quotidien de la famille Brel et celui de Jacques.

Durant l’été 1940, à Bruxelles, les Allemands sabotent les locaux de la Radio belge, l’INR, (Institut National de Radiodiffusion). L’occupant place des émetteurs plus mobiles demandant au personnel de rester et de travailler comme avant. C’est la naissance de Radio Bruxelles, la station collaborationniste. Ses ondes diffusent des émissions de divertissement entrecoupées de nombreux messages de propagande et d’annonces diverses adressés aux Belges sur les routes de l’exode pour les informer que, sans crainte, ils peuvent revenir au pays.

Au nom de tous les Belges demeurés ou revenus en Belgique, nous lançons cet appel, destiné à tous les Belges réfugiés en France. […] Depuis des mois nous vous attendons, depuis des mois l’inquiétude et l’angoisse se sont installées dans vos foyers. Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi ne revenez-vous pas ? […] Les soldats, les jeunes gens, les civils peuvent revenir librement en Belgique. […] Dès la frontière ils s’adresseront en toute quiétude aux autorités allemandes qui les aideront à rejoindre la mère patrie. […] Quant aux mensonges officiels ou non, ne leur accordez plus qu’un mépris absolu. Tout cela est fini, tout cela est révolu. Tout cela c’est le passé. La Belgique de demain, la Belgique que vous nous aiderez à reconstruire est un pays nouveau, où il règnera plus d’ordre, de justice et de solidarité que jadis[1].

Cherchant à accentuer encore la « bonne foi » de ces annonces vantant « ce nouveau pays à construire », Radio-Bruxelles diffuse de nombreuses chansons, peut-être avec l’intention d’endormir les consciences. Les programmateurs offrent généreusement à leurs auditeurs des romances comme ce célèbre duo de Mireille et Jean Sablon, Puisque vous partez en voyage.

Le 14 septembre 1940 alors que l’envahisseur tente de convaincre les Belges, chez les Brel, le début de ce mois de septembre est douloureux. À peine sortie de l’inquiétude dès le retour de Pierre, ma grand-mère retrouve le goût amer des larmes et pleure le décès de sa sœur Catherine, la marraine de Jacky. La famille Vanneste n’est pas épargnée non plus. Léontine, la sœur de Romain, enterre son fils aîné Herman, qui, âgé de trente-trois ans, travaillait à l’usine et représentait la nouvelle génération.

Pourvu que nous vienne un homme[2]

En réponse à ces messages de propagande, à Londres dans les locaux de la BBC dont l’écoute est interdite par les Allemands, une émission destinée à la population belge s’organise.

Le 28 septembre 1940 marque le début des émissions quotidiennes en direction de la Belgique, diffusées alternativement en néerlandais et en français. Cette date ne doit rien au hasard. Elle est choisie parce qu’en 1918 elle marqua le début de l’offensive libératrice de l’armée de l’Yser dans les Flandres. Georges Wauters, speaker au service information, présente le créateur de Radio-Belgique, Victor de Laveleye.

C’est un fonctionnaire du ministère de l’information britannique dénommé Nicholson qui écoutant un jour Radio-Bruxelles et ayant été scandalisé par les propos entendus à cette radio concernant l’ambassadeur Cartier de Marchienne et le gouverneur belge, qui a jeté l’idée de créer une radio pour les Belges à Londres. […] C’est Victor de Laveleye qui a été choisi pour parler aux Belges en pays occupé. […] Il fallait combattre cette propagande qui était odieuse. […] Il fallait aussi faire savoir, ce qui était essentiel, au pays occupé, qu’il n’était pas seul, que les Anglais poursuivaient la guerre et que si les jours étaient encore sombres, il y avait tout de même un espoir de voir un jour les États-Unis se joindre à l’effort britannique. Nous avons eu au départ une émission le soir, vers les 7 h. 30 du soir. Un quart d’heure pour les Belges d’expression française et un quart d’heure pour les Belges d’expression néerlandaise[3].

Reprenant comme générique les premières notes de la IXe symphonie de Beethoven, pour soutenir le moral des civils restés au pays, un jour sur deux, Victor de Laveleye s’adresse aux Belges sur Radio-Belgique. Ils sont très nombreux, de l’autre côté de la Manche, à écouter la diffusion de ces messages et encouragements. Chacun apprécie cette voix de la liberté espérée qui conclut toutes ces émissions par cette formule :

Et chaque jour notre voix toute proche vous dit : Courage on les aura les Boches !

En septembre 1940, dans cette atmosphère de drames familiaux et d’informations macabres, fruits de la folie des hommes qui envahit toute l’Europe, Pierre retourne sans grand enthousiasme sur les bancs du collège, fréquentant désormais l’institution des Joséphites à Louvain. Récemment confronté aux difficultés et aux épreuves, Pierre a rencontré une version plus exaltante de la vie que ces heures passées sur les bancs d’une salle de classe. Dès la reprise de ses études, il s’ennuie et travaille peu. Nourrissant plus que jamais leur projet de succession filiale pour l’avenir de leur société, son père et son parrain Amand, constatant la léthargie de Pierre devant ses livres scolaires, et toujours sous le choc du décès d’Herman, décident que le jeune homme prendra le chemin de la cartonnerie familiale.

[1] La Guerre des ondes, Pascale Tison, Sonuma, 31/03/2015.

[2] L’Homme dans la cité.

[3] La Guerre des ondes, Pascale Tison, Sonuma, 31/03/2015.

Extrait n°9

Cette Chronique du fil des jours de la vie de mon père me permet d’évoquer les personnes qui occupent une place déterminante sur son chemin.  C’est le cas de l’abbé Dechamp à l’Institut Saint-Louis qui décèle rapidement les capacités de son jeune élève mais également les auteurs et compositeurs que Jacques admire depuis l’adolescence et qui imprègnent son œuvre.

En septembre 1943, regrettant parfois le style moins exigeant de l’enseignement de Saint-Viateur, avec notamment sa distribution de soupe à dix heures, mon père entre en cinquième année latine.

Beau présage pour cette rentrée, voilà qu’il se retrouve face à son ancien professeur de mathématiques, le jeune abbé Dechamps. Celui qui lui avait confisqué son texte La Mer devient aujourd’hui son professeur, titulaire de classe, de 5e C. Il n’est plus question avec lui ni de géométrie, ni de mathématiques. L’abbé lui enseigne désormais le français, le grec, le latin, l’histoire et la géographie. Mon père est heureux de retrouver sur sa route cet adulte qu’il avait perçu comme différent des autres.

Sur le mur du fond de sa classe, l’enseignant punaise une affiche jaune sur fond noir, représentant des églises de Flandre et sur laquelle chacun peut lire : « C’est la Flandre pourtant qui retient tout mon cœur. » La citation est signée Émile Verhaeren, ancien élève de l’Institut. Dès les premiers jours de classe, apprivoisant les visages de ses nouveaux élèves, le professeur, face aux regards plus ou moins attentifs, présente le célèbre poète belge et lit l’un de ses poèmes, Dégel la récitation qu’il demande à ses jeunes têtes blondes d’apprendre pour la semaine suivante.

Il neige blanc sur l’Escaut jaune
Tout est déteint, brouillé, fondu,
Et par les bois et les chemins perdus
Les mendiants n’arrivent plus à chercher l’aumône[1]

Des chemins de pluie[2]

Les mots, les rimes, les descriptions, les images et le rythme des vers que mon père vient d’entendre, l’impressionnent. Il se répète lentement : par les bois et les chemins perdus, et audacieusement ces mots deviennent, dans son imagination et par harmonie imitative, des chemins de pluie°. Émerveillé par les précisions des paysages et le décor de ces vieux autour du feu, Jacky est sous le charme de cette langue qui rejoint comme par enchantement son sens de l’observation, sa sensibilité.

Le courant passe bien entre Jacky et l’enseignant qui ressemble à monsieur Bertrand de l’Institut des Clercs de Saint-Viateur. Ces deux professeurs passionnés de littérature sont habités par le même désir de transmettre d’autres choses que la stricte matière du programme à enseigner durant l’année. Jacky n’a pas oublié l’épisode de son texte confisqué il y a deux ans, qui lui valut, certes, d’apprendre une récitation comme punition, mais qui surtout, avait plu à l’enseignant. Le maître et l’élève s’apprivoisent doucement.

C’était un garçon très timide mais qui, lorsqu’il sortait de sa timidité, il n’y avait plus de mesure chez lui [sic]. Il allait à l’extrême. C’était tout ou rien. Ou bien il criait ou bien il ne parlait pas. Ou bien il était enthousiaste ou bien il était un peu dépressif. Très nettement. Mais d’une très grande délicatesse. La plus belle rédaction était presque toujours celle de Jacques. Pour le fond et pour la forme. D’un rien il faisait quelque chose de beau. Celle sur le thème de sa chambre était une merveille. Sa fenêtre, sa petite lampe sous laquelle il travaillait et de temps à autre une mouche qui venait le distraire et qui l’amusait, tous ces petits détails étaient vivants chez lui. Il avait la passion du français, du verbe, des mots. Un jour il est venu me voir en me demandant si je pouvais laisser huit jours aux élèves pour préparer leur rédaction car il manquait de temps pour bien s’y consacrer. Quand je lisais sa rédaction dans la classe, il y avait un silence extraordinaire. On sentait que les enfants étaient pris par ses textes. Il y a un auteur qui l’a fort marqué, c’était Émile Verhaeren[3].

Devenant un véritable allié aux côtés de mon père pour le guider dans ses enlisements scolaires, l’abbé Dechamps reconnaît les capacités de son élève à rédiger. Toutefois, pour ne point trop le décourager, en son âme et conscience, il refuse de tenir compte de ses fautes d’orthographe.

Ce qui était catastrophique chez lui, c’était son orthographe !
C’était désespérant[4].

L’abbé Dechamps, passionné par la poésie transmet à son élève son admiration pour les poèmes d’Émile Verhaeren. Ravi de cette passion partagée qui leur offre des moments de complicité il observe Jacky, et note tout comme l’écrivain Stefan Zweig au sujet de Verhaeren « l’excès le tente plus que la mesure[5] ».

L’adolescent se sent proche de la sensibilité du poète, de ses mots qui décrivent les paysages comme des tableaux. Les vers, les métaphores et les allitérations de l’auteur entrent par la grande baie vitrée de l’âme de mon père, assoiffé de beauté et d’émotions. Séduit par ce lyrisme, Jacky, emporté par son admiration, constate que celle-ci apaise son sentiment d’isolement et le fil des jours parait moins lourd.

Il n’est pas pensable que Verhaeren ait eu un autre ciel que le ciel qu’il y a là-bas au-dessus de sa tête pour écrire ce qu’il a écrit. C’est un ciel qui rend humble. Ce ciel est tellement bas qu’on est obligé de se voûter un peu en dessous[6].

De plus en plus séduit par les rythmes et les rimes du poète de Saint-Amand, mon père s’attarde sur les passages qu’il apprécie particulièrement pour leur foisonnement d’adverbes qui, tel un objectif avec son zoom avant, agrandit le calice des mots. Jacky s’en imprègne presque avec volupté, lui rappelant parfois les propos de son père évoquant son pays de plaines.

Heureux d’avoir enfin trouver un adulte non-déserteur°, capable de préserver l’essentiel, en qui il peut enfin avoir confiance, l’adolescent tisse, au fil des jours, des liens constructifs avec cet abbé, toujours disponible et compréhensif.

Devenu conscient du calme que lui procure la musique, il s’offre régulièrement des moments de rêverie, écoutant les concerts diffusés à la radio. Sa découverte de Berlioz l’impressionne tout particulièrement. Il apprécie la fougue du compositeur et se sent proche de cet artiste dont les parents n’acceptèrent jamais de prêter la moindre attention à son rêve de musique, voulant avec obstination que leur fils devienne médecin.

À l’écoute de la Symphonie fantastique, l’adolescent est sensible à cette guirlande de sentiments tourmentés qui envahissent le héros amoureux mis en scène dans l’argument musical. Jacky se les approprie aisément tant grondent en lui des cortèges d’incompréhensions face à ce monde dans lequel on lui demande de grandir sans poser de questions.

[1] Émile Verhaeren, « Dégel », dans Toute la Flandres, Paris, Mercure de France, 1933 T. IX, p. 137

[2] Le Plat Pays.

[3] Interview de l’abbé Dechamps par Olivier Todd, Bruxelles, 02/02/1983.

[4] Interview de l’abbé Dechamps dans De regen van wegen, BRT, 28/12/1980.

[5] Stéfan Zweig, Emile Verharen, sa vie, son œuvre, Livre de Poche p. 34

[6] Interview de Jacques Brel dans Bon voyage : paysages belges, Gérard Herzog, Paris, France Inter, INA, 25/05/1961.

Extrait n°10

La rédaction de cette Chronique me donne l’occasion de transmettre certaines expériences de mon père, grâce aux souvenirs de témoins directs. Au printemps 1944, Jacques et son ami, le jeune Robert Stallenberg, demandent à leur professeur, l’abbé Dechamps, l’autorisation de créer une Dramatique au sein de l’Institut. Ce dernier accepte le projet précisant qu’il verrait le jour à la prochaine rentrée. À l’automne 1944, tenant parole, le professeur propose aux amis une première pièce à travailler.

Dans la première pièce que j’ai choisie, Tête folle d’Anthony Mars, Jacques interprète le rôle du commandant Crochard[1].

Le personnage du capitaine Crochard, comme les autres rôles de la pièce, obligent les jeunes gens à chanter des refrains entraînants, repris par les comédiens tout au long de la pièce. Belle ironie du sort pour l’élève renvoyé du cours de chant ! Le personnage que mon père incarne lui permet d’être tonitruant, exubérant, et il ne s’en prive pas, camouflant ainsi sa grande timidité pour affronter le public présent. L’abbé Dechamps qui connaît de nombreux vicaires dans Bruxelles, les informe de la création de sa nouvelle troupe.

La pièce se donne dans différentes paroisses mais l’abbé de Coster qui s’occupait du théâtre à Saint-Louis répétait sans cesse : Ton Brel il exagère. Il en remet[2] !

Sur scène, après avoir dépassé sa timidité naturelle, mon père donne le meilleur de lui-même. Ces exubérances ne sont plus sanctionnées comme le sont régulièrement ses farces et pitreries en classe. Sensible à l’impact provoqué par ses répliques et interprétations, il ne manque jamais l’occasion d’en rajouter un peu quand il se retrouve face à un public réactif, comme s’il cherchait à devenir, à travers ses impertinences et son caractère frondeur, un nouveau Thyl Uylenspiegel.

Il fallait toujours le tempérer. Il n’avait pas de mesure. Nous avons affaire à un grand timide et au moment où le rideau s’ouvrait, il était saisi, la voix ne sortait pas très bien mais dès que le public réagissait, il était parti. La grande difficulté était de le calmer. Je me souviens d’une scène quand le rideau tombait. Un des acteurs disait à Jacques : « tu m’as volé ma réplique ! » Il avait tendance à un peu trop s’imposer[3].

Le jeune Robert apprend vite, et à ses dépens, que Jacky peut aussi, en coulisses, devenir imaginatif, laissant libre cours à son esprit facétieux.

À cause de tous ces gags nous étions très mal vus dans une paroisse où nous allions jouer. Un jour, alors que nous étions sur scène, Jacques avait trouvé une cloche en coulisse et brusquement il a agité sa cloche en criant : Pétrole ! Pétrole[4] !

Les marchands ambulants étaient nombreux dans les rues du vieux Bruxelles. Ceux qui y vendaient du pétrole lampant y circulaient, leurs citernes installées sur leurs charrettes, criant au son de leurs cloches : « Pétrole ! Pétrole ! »

Satisfait du travail et de l’implication de sa jeune troupe lors de son premier spectacle, et malgré les pitreries de Jacky, l’abbé Dechamps propose rapidement à ses jeunes comédiens de jouer une nouvelle pièce : un drame historique en trois actes, un épisode de la chouannerie, Yvonnik de Charles Le Roy Villars. La pièce se déroule une nuit d’avril en l’an 1795 en Bretagne. Elle met en scène plusieurs personnages dont un gentilhomme royaliste, le marquis de Kerhoz, rôle tenu par Jacky. Un vieux paysan traître et cupide, Yann Tortik est joué par son camarade Jacques Maerten. Robert Stallenberg incarne Yvonnik et Lucien Costermans prend le rôle de Kadok. Le patriotisme, l’héroïsme, la fidélité à la parole donnée et la dignité sont les thèmes développés tout au long du drame.

Lorsque nous répétions une pièce, Jacky venait me trouver et me disait : est-ce qu’on ne pourrait pas faire comme ceci. Il y aurait peut-être moyen de faire cela. Il était un véritable collaborateur pour la mise en scène. Il ne le disait pas pendant la pièce, restant très discret à ce point de vue-là.

Le personnage de Yvonnik, jeune homme enthousiaste, maniant son bâton de marche avec autant d’agilité que sa langue impertinente, est prêt à mourir par fidélité à la parole donnée et a toujours servir la noble famille de Kerhoz qui a sauvé la sienne. A l’image de Thyl, le héros de Charles Decoster, Yvonnick, ne manque ni de panache, ni du sens de la répartie. Certaines répliques de la pièce semblent sorties de l’univers secret de Jacky :

J’aime tant causer la nuit avec les étoiles ! Un peu plus loin encore : On n’a pas froid quand on rêve, Monsieur le Marquis !

[1] Interview de l’abbé Dechamps par Olivier Todd, Bruxelles, 02/02/1983.

[2] Interview de l’abbé Dechamps par Olivier Todd, Bruxelles, 02/02/1983.

[3] Interview de l’abbé Dechamps par Olivier Todd, Bruxelles, 02/02/1983.

[4] Interview de Robert Stallenberg par Olivier Todd, Bruxelles, 02/03/1983.

Extrait n°11

La trajectoire de nos vies évolue toujours et par la force des choses, dans un contexte particulier, se mêlant de près ou de loin aux destins de certains contemporains. Dans mon récit de la vie de Jacques, j’ai souhaité les évoquer à certains carrefours de leurs propres itinéraires sans attendre le moment où ils croiseront la route de mon père. Dans l’extrait du récit que je vous propose ci-dessous, j’en évoque certains.

Sensible au succès remporté par les représentations de la pièce Yvonnik, l’abbé Dechamps, très satisfait de sa jeune troupe, médite un projet, celui de voyager avec ses jeunes comédiens durant les vacances d’été à venir. Pourquoi ne pas sillonner les routes de Flandre et des Ardennes, enfin libérées, pour aller y présenter leurs spectacles ? Son idée est de faire jouer les garçons pour apporter un peu de distraction au bénéfice d’actions caritatives. L’abbé prend de nombreux contacts pour organiser sous sa responsabilité cette tournée à vélo°, sur les routes du pays.

****En ce mois de mars 1945, à Paris, le jeune et timide Lucien Ginsburg fête ses dix-sept ans et décide d’arrêter ses études au lycée Condorcet. Il continue toutefois avec passion ses cours de dessin et de peinture à l’académie Montmartre.

« Mon père m’a fait comprendre qu’il était temps de songer au jour où je devrais subvenir à mes propres besoins. […] C’est un gitan qui m’apprit à jouer de la guitare. […] Place Pigalle, on stationnait en attendant qu’on nous désigne du doigt pour un bal le samedi soir. […] Mon père me poussait, me mettait sur des coups parce qu’il était bien placé, il a fait toutes les boîtes de nuit de Pigalle[1]. »

Ce 8 avril 1945, Jacky fête ses seize ans. De plus en plus passionné de musique, il souhaite recevoir à l’occasion de son anniversaire de la part de sa douce et tendre tante Ninie, une petite reproduction du compositeur particulièrement apprécié pour le moment : Beethoven. Sans attendre, mon père accroche le portait en médaillon au mur de sa chambre. Il apprécie la fougue passionnée du compositeur romantique et tourmenté, qui, depuis l’enfance, refuse de replier les éclats de sa personnalité rebelle.

« Beethoven le géant, le généreux mais, aussi le douloureux, le solitaire, le mystérieux Beethoven… Avec Beethoven le révolutionnaire, le musicien prend la place qui lui revient dans la société. Haydn et Mozart portaient encore la livrée mais Beethoven rejette et la perruque et la livrée. Un désir brûlant de liberté, de vérité animait déjà Beethoven alors qu’il n’avait encore que dix-sept ans. Il note alors dans son journal : « faire le bien où l’on peut, aimer la liberté au-dessus de tout, ne pas faillir à la vérité, fût-ce devant un trône. » Voilà des sentiments qui devaient scandaliser bien des perruques poudrées dans l’Allemagne de 1787[2]. »

Autour de Jacky, le monde change, bascule. Une page de brouillard, couleur de ténèbres, lourde de chagrins de deuils et d’abominations se tourne. La fin des conflits armés donne l’occasion à la Belgique d’élaborer une importante réforme sociale, instaurant son nouveau système d’assurance maladie-invalidité. Malheureusement, les restrictions alimentaires deviennent encore plus sévères que durant les années de guerre. La ration de viande passe désormais à 20 grammes par jour.

Le 30 avril 1945, la radio de Milan annonce la condamnation à mort de Mussolini.

Le 1er mai 1945, la radio allemande annonce la mort du führer.

Le 7 mai 1945, la famille royale belge est libérée par les soldats de la VIIe armée du général Patch[3].

Le 9 mai 1945, au lendemain de la capitulation de l’Allemagne, le roi Léopold III songe à son retour en Belgique pour remonter sur le trône. Ce projet divise le pays alors qu’en France, tous reprennent le refrain de la nouvelle chanson de Maurice Chevalier, Fleur de Paris, véritable symbole chanté de la libération[4].

****La France à une envie folle de danser. À Paris, dans de nombreux quartiers, sur l’Île de la Cité, sur les bords de la Seine, les Parisiens retrouvent la joie de vivre, de s’aimer. Et le jazz, qu’on appelle encore le swing, commence à s’imposer. Ce nouveau rythme symbolise la liberté, l’émancipation, la transgression aussi, incarnée par un personnage, Boris Vian, si attachant, si intelligent, si passionné de jazz que Jacques Canetti l’engage dans sa maison de disque Polydor. Le soir, Boris part jouer de sa trompinette dans les caves de Saint-Germain-des-Prés.

****Certains soirs, il est accompagné par Édouard, ce jeune pianiste un peu maladroit.

« On a commencé tout petit dans le même orchestre, ou presque. Lui jouait de la trompette. C’est un amateur de jazz et moi je jouais du piano, enfin j’essayais de jouer du piano à vrai dire je n’en ai jamais très bien joué[5]. Au lendemain de la guerre, à la libération, j’étais un pianiste qui avait décidé de changer de nom parce que Ruault c’était bon pour une marque de voiture comme Renault. Ce nom n’est pas vraiment bon pour un pianiste de jazz qui est totalement tourné sur la musique américaine et qui va en faire son métier en tant que pianiste et en tant que chef d’orchestre. Alors un jour j’ai mis des noms sur un papier et puis j’ai trouvé que Barclay sonnait bien dans toutes les langues et que ça faisait vraiment très anglo-saxon. C’est un nom qui m’a plu[6]. »

**** En mai 1945, à Paris, la jeune Juliette Gréco, âgée de dix-huit ans, qui fréquente elle aussi, à la nuit tombée, les caves de Saint-Germain-des-Prés, hante aujourd’hui le grand hall du bel hôtel Lutetia° dans le 6e arrondissement, devenu depuis la libération, un centre d’accueil pour les déportés et les prisonniers qui reviennent de l’horreur. Sans nouvelles de sa mère et de sa sœur depuis des mois, elle scrute les visages livides et amaigris qu’elle croise.

« Je suis au milieu de la foule du hall central, quand une main se pose sur mon épaule. Je me retourne. Je ne vois que son visage chéri, ce visage de jeune fille, celui de ma sœur. Elle est là, enfin… Elle a l’air si malade, si fatiguée… J’entends la voix de ma mère. Elle est là, elle aussi. La mère que j’attends depuis si longtemps est revenue[7]. »

En juillet 1945, ce climat de retrouvailles, de libération et d’émotions inoubliables ne libère en rien Jacky de ses difficultés scolaires. Ses résultats sont peu fameux en cette fin d’année. Les commentaires mentionnés dans ses bulletins sont sans équivoque. À l’issue du premier trimestre, son titulaire mentionne un piètre résultat de 24/100 en flamand. Au second trimestre, nous lisons sur son bulletin que Jacky a mieux travaillé, mais la sentence tombe en ce début d’été : il doit doubler malgré ses premières places en composition française et en élocution. Ayant bien compris que son père lui réserve une place à la cartonnerie, Jacky n’est pas très perturbé à l’idée de recommencer son année, ne pensant plus désormais qu’au voyage de l’été qui s’organise dans la joie.

En août 1945, les baladins randonneurs fixent leurs valises sur leurs porte-bagages et quittent Bruxelles sous la responsabilité de l’abbé. Durant le voyage, il n’est pas toujours facile pour les jeunes gens d’afficher chaque jour leur bonne humeur. La fatigue des uns et des autres, les nombreux soucis logistiques et mécaniques qui s’accumulent, augmentent les tensions au sein de l’expédition. L’ami de Jacques, Robert Stallenberg, est désigné responsable du ravitaillement.

« Nous avons traversé toutes les Ardennes à vélo. On est descendu jusqu’à Habaye-la-Neuve par étapes successives. C’était une balade de trois cents kilomètres en tout, avec toute la troupe. Il y avait des tensions et des bagarres car nous n’arrêtions pas de crever. Comme j’étais intendant, tout le monde venait réclamer chez moi car ils trouvaient qu’il n’y avait pas assez à manger avec le tout petit budget. Jacques râlait, tonitruait. C’était dur[8]. »

[1] G. Verlant. Gainsbourg, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 101.

[2] Madame La Musique, Jacques Brel, Europe 1, 21/04/1965.

[3] « Dans la nuit du 6 au 7 mai, échappant à la vigilance des gardiens, il franchit une clôture de fils de fer barbelés, puis un champ de mines. La première patrouille américaine qu’il rencontra le conduisit à un poste de commandement dont les officiers ne perdirent pas une minute : ils lancèrent aussitôt leurs blindés vers le chalet où était détenue la famille royale. »

https://plus.lesoir.be/art/1017979/article/soirmag/soirmag-histoire/2015-10-15/185-ans-belgique-7-mai-1945-famille-royale-est-liberee

[4] https://eduscol.education.fr/chansonsquifontlhistoire/Seconde-guerre-mondiale

[5] Canetti – Barclay, un duel en chansons, Joëlle Miau, France 5, INA, 2014.

[6] Eddie Barclay, Que la fête continue, Paris, Laffont, 1992, p.

[7] Juliette Gréco, Je suis faite comme cela, Paris, Flammarion, 2012, p. 76.

[8] Interview de Robert Stallenberg par Olivier Todd, Bruxelles, 02/03/1983.