| France continue à vous présenter les intentions de la chronique qu’elle écrit et l'illustre par un extrait
La trajectoire de nos vies évolue toujours et
par la force des choses, dans un contexte particulier, se mêlant de près ou de
loin aux destins de certains contemporains. Dans mon récit de la vie de Jacques, j’ai
souhaité les évoquer à certains carrefours de leurs propres itinéraires sans
attendre le moment où ils croiseront la route de mon père. Dans l’extrait du
récit que je vous propose ci-dessous, j’en évoque certains.
Sensible
au succès remporté par les représentations de la pièce Yvonnik, l’abbé
Dechamps, très satisfait de sa jeune troupe, médite un projet, celui de voyager
avec ses jeunes comédiens durant les vacances d’été à venir. Pourquoi ne pas sillonner les routes
de Flandre et des Ardennes, enfin libérées, pour aller y présenter leurs spectacles ?
Son idée est de faire jouer les garçons pour apporter un peu de distraction au
bénéfice d’actions
caritatives. L’abbé prend de
nombreux contacts pour organiser sous sa responsabilité cette tournée à vélo°, sur les
routes du pays. ****En ce mois de mars 1945, à Paris, le jeune et timide Lucien Ginsburg fête ses dix-sept
ans et décide d’arrêter ses études au lycée Condorcet. Il continue toutefois avec
passion ses cours de dessin et de peinture à l’académie Montmartre.
« Mon père m’a fait comprendre
qu’il était temps de songer au jour où je devrais subvenir à mes propres
besoins. […] C’est un gitan
qui m’apprit à jouer de la guitare. […] Place Pigalle, on stationnait en
attendant qu’on nous désigne du doigt pour un bal le samedi soir. […] Mon père me poussait, me mettait
sur des coups parce qu’il était bien placé, il a fait toutes les boîtes de nuit
de Pigalle[1]. » Ce 8 avril 1945, Jacky fête
ses seize ans. De plus en plus passionné de musique, il souhaite recevoir à
l’occasion de son anniversaire de la part de sa douce et tendre tante Ninie, une petite reproduction du compositeur particulièrement
apprécié pour le moment : Beethoven. Sans attendre, mon père accroche le portait en médaillon au mur de sa
chambre. Il apprécie la fougue passionnée du compositeur romantique et tourmenté,
qui, depuis l’enfance, refuse de replier les éclats de sa personnalité rebelle. « Beethoven le géant, le généreux
mais, aussi le douloureux, le solitaire, le mystérieux Beethoven… Avec Beethoven le
révolutionnaire, le musicien prend la place qui lui revient dans la société.
Haydn et Mozart portaient encore la livrée mais Beethoven rejette et la perruque
et la livrée. Un désir brûlant de
liberté, de vérité animait déjà Beethoven alors qu'il n'avait encore que
dix-sept ans. Il note alors dans son journal : « faire le bien où
l'on peut, aimer la liberté au-dessus de tout, ne pas faillir à la vérité,
fût-ce devant un trône. » Voilà des sentiments qui devaient scandaliser
bien des perruques poudrées dans l'Allemagne de 1787[2]. » Autour de Jacky, le monde change, bascule. Une page de
brouillard, couleur de ténèbres, lourde de chagrins de deuils et d’abominations
se tourne. La fin des conflits armés donne l’occasion à la Belgique d’élaborer
une
importante réforme sociale, instaurant son nouveau système d’assurance
maladie-invalidité. Malheureusement, les restrictions alimentaires deviennent
encore plus sévères que durant les années de guerre. La ration de viande passe
désormais à 20 grammes par jour. Le 30 avril 1945, la radio de Milan annonce la condamnation à mort de Mussolini.
Le 1er mai 1945, la radio allemande annonce la mort du führer. Le
7 mai 1945, la famille royale belge
est libérée par les soldats de la VIIe armée du général Patch[3]. Le 9 mai 1945, au
lendemain de la capitulation de l’Allemagne, le roi Léopold III songe à son
retour en Belgique pour remonter sur le trône. Ce projet divise le pays alors
qu’en France, tous reprennent le refrain de la nouvelle chanson de Maurice
Chevalier, Fleur de Paris, véritable symbole chanté de la libération[4]. ****La
France à une envie folle de danser. À Paris, dans de nombreux quartiers, sur
l’Île de la Cité, sur les bords de la Seine, les Parisiens retrouvent la joie
de vivre, de s’aimer. Et le jazz, qu’on appelle encore le swing, commence à s’imposer. Ce nouveau rythme symbolise la liberté, l’émancipation,
la transgression aussi, incarnée par un personnage, Boris Vian, si attachant, si intelligent, si passionné de jazz que
Jacques Canetti l’engage dans sa maison de disque Polydor. Le soir, Boris part
jouer de sa trompinette dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. ****Certains soirs, il est
accompagné par Édouard, ce jeune pianiste un peu maladroit. « On a commencé tout petit dans le
même orchestre, ou presque. Lui jouait de la trompette. C’est un amateur de
jazz et moi je jouais du piano, enfin j’essayais de jouer du piano à vrai dire
je n’en ai jamais très bien joué[5]. Au lendemain de la guerre, à la
libération, j’étais un pianiste qui avait décidé de changer de nom parce que
Ruault c’était bon pour une marque de voiture comme Renault. Ce nom n’est pas
vraiment bon pour un pianiste de jazz qui est totalement tourné sur la musique
américaine et qui va en faire son métier en tant que pianiste et en tant que
chef d’orchestre. Alors un jour j’ai mis des noms sur un papier et puis j’ai
trouvé que Barclay sonnait bien dans toutes les langues et que ça faisait
vraiment très anglo-saxon. C’est un nom qui m’a plu[6]. » **** En mai 1945, à Paris, la jeune Juliette Gréco, âgée de dix-huit ans, qui fréquente elle aussi, à la nuit tombée, les caves de Saint-Germain-des-Prés,
hante aujourd’hui le grand hall du bel hôtel Lutetia° dans le 6e
arrondissement, devenu depuis la libération, un centre d’accueil pour les
déportés et les prisonniers qui reviennent de l’horreur. Sans nouvelles de sa mère
et de sa sœur depuis des mois, elle scrute les visages livides et amaigris
qu’elle croise.
« Je suis au milieu de la foule du
hall central, quand une main se pose sur mon épaule. Je me retourne. Je ne vois
que son visage chéri, ce visage de jeune fille, celui de ma sœur. Elle est là,
enfin… Elle a l’air si malade, si fatiguée… J’entends la voix de ma mère. Elle
est là, elle aussi. La mère que j’attends depuis si longtemps est revenue[7]. » En juillet 1945, ce climat de retrouvailles, de libération et
d’émotions inoubliables ne libère en rien Jacky de ses difficultés scolaires. Ses résultats sont peu fameux
en cette fin d’année. Les commentaires mentionnés dans ses bulletins sont sans
équivoque. À l’issue du premier trimestre, son titulaire mentionne un piètre
résultat de 24/100 en flamand. Au second trimestre, nous lisons sur son
bulletin que Jacky a mieux travaillé, mais la sentence tombe en ce début d’été :
il doit doubler malgré ses premières places en composition française et en
élocution. Ayant bien compris que son père
lui réserve une place à la cartonnerie, Jacky n’est pas très perturbé à
l’idée de recommencer son année, ne pensant plus désormais qu’au voyage de
l’été qui s’organise dans la joie. En août 1945, les baladins randonneurs fixent leurs valises sur
leurs porte-bagages et quittent Bruxelles sous la responsabilité de l’abbé.
Durant le voyage, il n’est pas toujours facile pour les jeunes gens d’afficher chaque
jour leur bonne humeur. La fatigue des uns et des autres, les nombreux soucis
logistiques et mécaniques qui s’accumulent, augmentent les tensions au sein de
l’expédition. L’ami de Jacques, Robert Stallenberg, est désigné responsable du
ravitaillement. « Nous avons traversé toutes
les Ardennes à vélo. On est descendu jusqu’à Habaye-la-Neuve par étapes
successives. C’était une balade de trois cents kilomètres en tout,
avec toute la troupe. Il y avait des tensions et des bagarres car nous
n’arrêtions pas de crever. Comme j’étais intendant, tout le monde venait
réclamer chez moi car ils trouvaient qu’il n’y avait pas assez à manger avec le
tout petit budget. Jacques râlait, tonitruait. C’était dur[8]. »
À suivre…
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