| Dernier extrait du tome n°1 « Jacky »
En
septembre 1946, Jacky entre en 3e A mais ne cesse de rêver aux routes
de l’aventure de l’été dernier. Il reprend ce chemin qu’il connaît trop
bien vers le boulevard du Jardin Botanique. Drapé dans son ennui, le cartable
à la main, il retrouve le thermomètre géant placé sur la façade du magasin Au Bon Marché. Il croise les mêmes visages lors de ses mêmes itinéraires
en tram et ne peut réprimer les mêmes soupirs d’incompréhension face aux
équations algébriques à résoudre impérativement pour, lui assure-t-on avec
conviction, se construire un avenir. Jacky reste perplexe à l’écoute de
telles argumentations présentées comme l’unique recette pour atteindre et concrétiser le bonheur d’une vie. Dans ses monologues intérieurs, il se
promet de ne jamais oublier ces journées passées à vivre en toute liberté sur
les routes des Ardennes et de France. Heureusement, la douceur du regard de
Suzanne et le contenu de ses lettres illuminent ses journées. Début
octobre 1946, l’abbé Dechamps propose
à sa troupe dynamique une comédie en un acte, d’Eugène Labiche, La
Grammaire. L’ancien professeur de Jacky, après
avoir présenté en quelques phrases l’auteur et l’intrigue, présente les
différents personnages :
François Caboussat : ancien négociant Poitrinas : président de l’académie d’Étampes Machut : vétérinaire Jean : domestique de Caboussat Blanche : fille de Caboussat Jacky se voit attribuer le rôle de monsieur
Poitrinas, scientifique passionné de fouilles, président de l’académie de la
ville d’Étampes. Appréciant volontiers les effets
comiques produits par les répétitions de mots ou de gestes, comme il les
découvre dans les films de Chaplin ou des Marx Brothers, il est ravi de pouvoir, dans cette comédie, utiliser ce procédé. En
effet, son personnage durant la pièce répète à plusieurs reprises cette même
réplique : « Je
vous apporte une nouvelle considérable ! » Monsieur Poitrinas vit un
véritable drame quand, consterné, il découvre − belle ironie du sort pour mon
père −, dans une lettre rédigée par son fils, de très nombreuses et
inacceptables fautes d’orthographe. En sa qualité de futur beau-père, honteux, mais
intègre, il souhaite courageusement informer sa future bru de ce vice
inexcusable ne cessant de répéter la réplique en question. Mais très embarrassé, il n’arrive jamais à terminer
son propos, et avouer le défaut impardonnable de son fils fiancé. Ce n’est qu’à
la fin de la pièce que ce respectable président de l’académie d’Étampes trouve
enfin l’audace de révéler à sa future bru, Blanche et à son père Cabussat, le
secret qu’il ne peut plus garder. Ce dernier amusé ne se formalise nullement de
l’aveu concernant son futur gendre car il souffre de la même faiblesse
orthographique. Poitrinas : Mon fils est un bon jeune
homme, affectueux, rangé, jamais de liqueurs, excepté dans son café... Mais
il n'a jamais pu faire accorder les participes ! Caboussat : Ce n'est que cela ! mais
nous ne sommes pas des participes... pourvu que nous nous accordions[1]. Le choix
de cette pièce, donne sans doute à l’abbé Dechamps une nouvelle occasion
d’entreprendre non sans humour, à l’intention de son ancien élève une ultime
mission pédagogique pour l’encourager dans ses efforts orthographiques. Connaissant l’admiration de Jacky pour
le poète Émile Verhaeren, l’abbé lui prête régulièrement, sans hésiter à les lui
commenter, les recueils qu’il possède. Aujourd’hui, Jacky découvre la beauté
des quinze poèmes de l’ouvrage Les Villages illusoires au sujet duquel
l’auteur explique : J’ai recherché, dans Les Villages illusoires, à créer des
symboles non pas avec des héros mais avec des gens tout simples et ordinaires.
Pour éviter le terre-à-terre et le quotidien, je m’appliquai à grandir leurs
gestes et à mettre ceux-ci d’accord avec l’espace et les éléments[2]. Parmi ces gens simples et ordinaires, Le
Passeur d’eau, décrit par le poète bouleverse mon père. La tête effrayamment tendue Vers l’inconnu de l’étendue[3]. À l’issue d’un combat entre la force
de l’eau et la résistance du batelier, sans halte ni repos, le passeur devient
héros, un roseau entre les dents. Charmé par les descriptions du poète, mon
père admiratif, imagine les silhouettes des pécheurs, obstinément courbés sur l’eau[4], ou celle du fossoyeur qui
entend des glas et regarde au loin les chemins lents[5]. S’émerveillant encore des images choisies
pour évoquer la neige. La neige tombe indiscontinûment, Comme une lente et longue et pauvre laine[6]. La Pluie le touche plus particulièrement
encore quand les mots de l’auteur décrivent
si justement ce que mon père ressentait, quand enfant il suivait sur les fenêtres
de la cuisine les voyages chaotiques des gouttes de pluie. Interminablement, à travers le jour gris, Ligne les carreaux verts avec ses longs fils gris, Infiniment, la pluie, La longue pluie, La pluie[7]. ️ Mon père est fasciné par la répétition systématique de
certains mots adoptée par le poète, accentuant ainsi le ralenti du temps.
Il se régale surtout de cette générosité d’adverbes. S’inspirant parfois de ce foisonnement dans
ses écrits, l’élève se demande pourquoi le poète est applaudi pour cette
audacieuse particularité, alors que lui est souvent sanctionné pour les avoir
utilisés de la même façon dans ses rédactions.
À suivre…
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