Extrait du tome II
La Séance est levée
Le lundi 5 janvier 1948, à la suite des résultats comptables en légère
baisse lors des derniers mois de 1947, Amand Vanneste fils convoque une réunion
extraordinaire du comité de direction et annonce les
mesures qu’il a l’intention de prendre. Il estime que la société peut réaliser
durant cette année 1948 un bénéfice encore plus substantiel que celui de
l’année précédente. Autour de la table, aux côtés de son père, Jacky note
scrupuleusement les propos de son cousin :
1) Suppression d’un mécanicien
2) Faire glisser Henri comme mécanicien
3) Je pense qu’il y a moyen de supprimer un homme a la
comptabilité
4) Diminution des appointements du personnel de la
direction
(avec augmentation du % sur les bénéfices)*
Directeur général, Amand profite du moment pour rappeler à
chacun qu’en septembre,
la cartonnerie prendra un nouveau tournant important. La société à
responsabilité limitée deviendra une société anonyme sous la dénomination Vanneste
et Brel, La Gondole. En attendant de recevoir du notaire François Dhont les
documents à signer par chacun, Amand conclut la séance par sa formule
habituelle : La séance est levée, je vous libère et
pensez, je vous prie, à mon chiffre d’affaires…
Le visage sérieux comme à son
habitude l’homme rejoint son bureau pour y dicter une lettre en sténo à sa
secrétaire. Jacky ressent une certaine considération pour son cousin Amand
qu’il connaît à peine. Les familles Brel et Vanneste se fréquentent si peu.
Tout à la joie de quitter enfin cette table de réunion pour
rejoindre son bureau, Jacky gravit les escaliers quatre à quatre afin de se
dégourdir les jambes. Il emprunte des corridors reliant les différentes maisons
venues agrandir au fil des ans l’implantation de l’usine. Il passe près de la
cachette où son frère Pierre se réfugia plusieurs fois à la fin de la guerre, lors
des visites impromptues des Allemands recherchant les jeunes gens à envoyer vers
le travail obligatoire en Allemagne📗.
Curieux de ces événements qu’il n’a pas connus à la cartonnerie, Jacky
questionne Amand.
📗 Jacky, p. 214
AMAND VANNESTE
Pierre était le plus jeune à l’usine durant la guerre. Il a été
obligé d’y loger parce qu’on craignait qu’il ait pu être réquisitionné de nuit,
à son domicile. On ne savait pas exactement comment les Allemands procédaient. Ton
frère s’était organisé une cachette dans le bâtiment où se trouvent ton bureau
et celui de ton père[1].
Mais le temps n’est pas à la nostalgie. Alors que Jacky est à peine
installé à son bureau où son père le rejoint de son pas tranquille, la
secrétaire lui passe une communication téléphonique. Un nouveau client semble
intéressé par une importante commande de carton ondulé…
Reconnu pour son tempérament enjoué par le personnel de l’entreprise
qui compte une centaine de personnes, peu à peu, Jacky se sent plus à l’aise
avec les uns et les autres.
AMAND VANNESTE
Jacky était blagueur mais jamais méchant. Idéaliste, entreprenant,
cherchant de nouveaux contacts, allant voir des gens, organisant des
spectacles. Il était boute-en-train dans tout ce qu’il faisait[2].
Cette bonne humeur affichée dissimule toutefois une gêne quand
Jacky est obligé de donner des instructions à des femmes et des hommes plus
âgés que lui, riches d’une expérience qu’il ne possède pas. Observateur, Amand perçoit
parfois derrière les manifestions joyeuses de mon père le sentiment d’une
certaine gêne mais sans jamais l’évoquer, en raison des circonstances peu
glorieuses de son arrivée à l’usine.
Pierre et Jacky, les deux frères, sont désormais amenés à
travailler ensemble et leur cousin Amand devient témoin de leur entente, précisant
toutefois :
AMAND VANNESTE
Jacques souffrait un peu d’un certain autoritarisme de Pierre,
d’un certain premier rôle qu’il exerçait[3].
Tout comme Pierre en 1941 lors de son arrivée à l’usine, Jacky
s’étonne de l’ambiance stricte qui y règne.
PIERRE BREL
Il n’y avait pas de joie au travail. Personne ne rigolait. Les
bureaux, c’était quelque chose de sérieux[4].