BIOGRAPHIE

Il me semble indispensable d’évoquer les fils rouges qui tissent la trame de la vie de mon père et qui incarnent les valeurs qu’il a tenté de porter et d’assumer jusqu’à son dernier souffle. Cette biographie brève a pour objectif de les transmettre au public.

France Brel

RÉSUMÉ DE LA BIOGRAPHIE BRÈVE DE JACQUES BREL,
Une vie formidable
par France Brel.

© février 2023

C’est le 8 avril 1929, au 136 de l’avenue du Diamant, à Schaerbeek, l’une des communes de Bruxelles, que mon père voit le jour.

Courageusement attiré par l’aventure, le père de Jacques, Romain Brel, quitte sa Flandre natale en 1909, pour le vaste territoire du Congo. Homme bon, solitaire, discret et responsable, mon grand-père, depuis son retour en Belgique en 1927, dirige avec son beau-frère Amand Vanneste, la cartonnerie « Vanneste et Brel » à Anderlecht.

Mon oncle Pierre, le frère ainé de Jacques, a 5 ans de plus que mon père. Les deux frères écoutent avec fascination Romain raconter ses aventures africaines. Lisette, la mère de Jacques, femme joyeuse, généreuse et attentionnée pour chacun, cherche sans cesse à faire plaisir à l’autre. Un lien de grande tendresse unit Jacques à sa mère. Lisette aime prendre la plume pour écrire de longues lettres où elle sème avec délicatesse des mots qui viendront couvrir de soleil le quotidien de ceux qui souffrent.

Jacques, surnommé Jacky, considère en raison de leurs âges, ses parents comme des grands-parents. À sa naissance, en 1929, son père Romain fête déjà ses 46 ans. Isolé dans un monde d’adultes qu’il ne comprend pas, mon père s’invente un univers de rêves et laisse se développer son imagination.

Le 10 mai 1940, les avions allemands envahissent la Belgique : la guerre est déclarée. Âgé de 11 ans, Jacky n’oubliera jamais ces années sombres durant lesquelles il ne s’intéresse pas beaucoup aux études. À l’été 1946 la Belgique retrouve une totale liberté. Toujours admiratif de la folie des aventuriers du Nouveau Monde, accompagné de quelques copains, Jacky décide de tenter l’aventure et quitte Bruxelles pour une randonnée, à vélo, dans les Ardennes belges. Cette expérience d’adolescence est déterminante pour mon père.
En Juin 1947, il publie dans son journal de quartier, Le Grand Feu, un éditorial évoquant cette randonnée :

Nos yeux de citadins voyaient pour la première fois vraiment la nature et, dans notre ivresse, il nous semblait pressentir la joie émerveillée des aventuriers d’autrefois, découvreurs de terres.

Sur les bancs de l’école, Jacques s’ennuie et s’étiole. Mon père suit avec attention le cours d’histoire mais apprécie surtout l’univers des mots, les récits, la poésie, particulièrement celle d’Émile Verhaeren. Mais l’élève fournit trop peu d’efforts dans les autres matières et se fait renvoyer de l’Institut, en décembre 1946.
Son père décide de le faire entrer au service commercial de la cartonnerie familiale.

C’est également à la fin de l’année 1946 que mon père adhère à un mouvement de jeunesse bruxellois, La Franche Cordée.
Une très belle et solide amitié se construit alors entre lui et Hector Bruyndonckx, l’initiateur du mouvement.
Exigent et idéaliste, Hector encourage avec enthousiasme mon père à écrire tous les textes qu’il imagine.

C’est au sein de ce mouvement de jeunesse que mon père rencontre sa future épouse, ma mère, que chacun surnomme Miche. Mes parents se marient en juin 1950.
Jacques passe ses journées à remplir joyeusement ses bons de commandes après avoir vanté à ses clients, la grande spécialité de la maison, le carton ondulé ! Ma sœur ainée, Chantal nait le 6 décembre 1951.

Aimant les mots, mon père ne peut s’empêcher d’écrire sans cesse, des articles, des petits spectacles, des chansons. Il a l’impression de mener deux vies de front :
celle à l’usine en semaine et celle de troubadour, les week-ends. Un jour de chance, il rencontre la journaliste belge, Angèle Guller, spécialiste de la chanson française, qui l’encourage
à enregistrer un premier disque en février 1953. Ce qui permet à mon père, de rencontrer Jacques Canetti, directeur du théâtre « Les Trois Baudets ». Suite à l’écoute de ses chansons, Canetti incite mon père à tenter sa chance à Paris.

Constatant que son mari a besoin de plus d’intensité dans sa vie, ma mère lui accorde toute sa confiance pour commencer « autre chose ».

En septembre 1953, chaleureusement soutenu par sa femme, sa famille et ses amis, Jacques part pour Paris avec quelques chansons et la ferme intention de se faire connaitre comme un auteur de textes. Mais personne ne s’intéresse ni à lui, ni à ses écrits. En cet automne 1953, sur le pavé humide et glissant de Paris, Jacques Canetti et le chanteur Georges Brassens croient pourtant en ce jeune belge et tous deux le persuadent qu’il doit persévérer. Et c’est ainsi que, sans la moindre aucune formation, Jacques se met à interpréter ses chansons. Ne gagnant que quelques sous en se produisant sur les petites scènes des cabarets, mon père se contente d’un repas par jour, dort parfois sur des bancs et se sent étranger dans cette grande ville.

Parmi ses nombreuses rencontres, mon père ne reste pas insensible au charme d’une chanteuse, pleine de vie et extravertie, Suzanne Gabriello.
Par leurs rires et la joie de leurs vingt ans partagés, elle devient sa muse et Jacques se laisse convaincre de mettre à son répertoire une chanson d’amour. Et c’est ainsi que le public accueille Quand on n’a que l’amour qui reçoit le Prix Charles Cros, en juin 1957.

Très vite cette récompense suscite son cortège de nouvelles tournées et peu à peu, les journalistes commencent à évoquer ce jeune chanteur belge, Jacques Brel.
Se souvenant que, ni le métier de la chanson, ni la recherche de la célébrité, ne furent ses intentions et ses objectifs en arrivant à Paris, mon père explique que son métier de chanteur ne reste, pour lui, qu’une fonction passagère :

La chanson n’est pour moi que le seuil de ma carrière. J’écrirai évidemment des chansons jusqu’à la fin de ma vie, mais je voudrais écrire des livres, du théâtre. Je compte poursuivre mon tour de chant quatre à cinq ans encore et puis, même si les nouveaux dieux de l’Olympe ne m’y forcent pas, je crois que j’abandonnerai la chanson pour commencer ma vraie vie, car la vie ne sert à quelque chose que si l’on s’y engage.

Vu le nombre croissant des sollicitations, Charley Marouani vient aider mon père à organiser les agendas de ses tournées.

Reconnu par les milieux artistiques, mon père, qu’on surnomme volontiers Le Belge, côtoie désormais des musiciens de très grande qualité.
François Rauber l’accompagne dès 1955 et devient l’orchestrateur de tous ses enregistrements.
Le pianiste Gérard Jouannest, rencontré en 1957 au Théâtre des Trois Baudets, le suit dans toutes ses tournées.

En 1959 Jacques écrit et enregistre deux chansons qui le font connaitre de tous : La Valse à mille temps et Ne me quitte pas. La route du succès s’ouvre devant lui et le voilà emporté dans un tourbillon qui lui plait bien. Il se déplace de ville en ville, chantant sur toutes les scènes grandes et petites, écrivant sans cesse de nouvelles chansons, passant régulièrement par Paris pour les enregistrer et retournant à Bruxelles embrasser la famille et les amis.

Jacques rencontre, en 1959, l’accordéoniste Jean Corti qui apporte, à son tour,
de nouvelles possibilités musicales pour accompagner mon père sur les scènes des tournées.

Habité par son besoin d’écrire et de raconter des histoires, mon père observe les autres, tentant de les mettre en scène dans ses chansons. Il travaille sans cesse ses textes qui chantent la vie, les hommes, leurs espoirs, leurs fragilités, leurs questions, et qui décrivent des personnages comme dans un tableau. Sur la route des tournées, il travaille tous les jours avec les musiciens.

Mon père rencontre une nouvelle amie, une nouvelle égérie se prénommant Sylvie. Allurée et cultivée, la jeune femme le conseille très bien sur sa vie professionnelle, mais avec le temps, elle souffrira de plus en plus de sa condition de femme de marin, trop souvent obligée d’attendre les retours de ses amours.

Jacques accepte d’aller chanter partout car, pour lui, qu’importent les lieux, l’état du matériel ou les conditions. L’important pour lui est de rencontrer le public. Obligé un jour de relier rapidement deux villes de tournée pour assumer une prestation, mon père a l’occasion de faire un vol dans un petit avion de tourisme.
Ce jour-là nait en lui la passion de l’aviation.

L’un de ses amis lui fait découvrir le plaisir de la voile et c’est au cours des nombreuses traversées amicales en méditerranée que mon père se laissera attirer par le charme de Monique qui viendra habiter dans le jardin secret de son cœur.

Tout comme il espérait quitter l’usine, mon père rêve aujourd’hui d’arrêter sa vie de tour de chant et souhaite, avec la même détermination qu’avant, s’accorder plus de temps pour, encore et toujours, rencontrer les hommes et accorder du temps au bateau et à l’aviation. C’est à l’automne 1966, avant son passage à L’Olympia à Paris, que le public apprend la décision de mon père d’arrêter ses tours de chant.

Arrêtant sa vie de tournées, mon père s’offre le luxe de se sentir à nouveau libre comme l’air. Mais cette liberté ne dure que peu de temps car, très vite, le voilà engagé par le réalisateur André Cayatte qui lui demande de participer au tournage de son film Les Risques du métier. Très vite il tourne d’autres films et, comme il l’avait annoncé, continue à écrire et à enregistrer de nouvelles chansons.

En 1967, mon père traduit en français une comédie musicale américaine, L’Homme de la Mancha, qui met en scène le double rôle de Cervantès et de son héros Don Quichotte. L’aventure est risquée, donc tentante et séduisante pour mon père qui déteste la routine et aime les défis. Ceux qui assistent aux représentations, sont subjugués par la prestation.

À la fin des représentations de L’Homme de la Mancha, Jacques retrouve les plateaux de cinéma, accepte de tourner sous la conduite de plusieurs réalisateurs.
Très concentré sur ses rôles, mon père est enchanté et ravi d’apprendre un nouveau métier pour lequel il n’est guère formé. Aujourd’hui, il plonge dans cette nouvelle aventure de l’écriture d’un scénario de film et retrouve le plaisir de redevenir débutant en réalisant son premier long métrage, Franz.

Dans son second film intitulé Le Far West, mon père se souvient de ses rêves d’enfant, quand, dans les terrains vagues de son quartier, il s’imaginait, chassant le bison ou cheminant sur les routes de l’Ouest. Mais Jacques est blessé par les remarques et critiques acerbes des journalistes lors de la sortie de ce deuxième film, et décide de regarder ailleurs, scrutant l’océan.

En février 1974 mon père achète un voilier de 19 mètres, l’Askoy II, avec le projet de faire un tour du monde devant durer trois ans. Il me demande de l’accompagner, ce que j’accepte avec joie. Jacques souhaite prendre du recul, s’éloigner, mais pas trop toutefois, car son grand ami de toujours, Jojo, est malade.

Dans les mois de préparatifs avant le départ du port d’Anvers, je m’attends à voir apparaitre Monique. Maddly, que je ne connais pas, monte à bord et mon père m’explique qu’elle restera avec nous quelques semaines. Nous larguons les amarres en juillet 1974.En septembre Jacques apprend l’envol définitif de son ami Jojo et quelques semaines plus tard les médecins lui diagnostiquent un cancer du poumon. Orphelin jusqu’au lèvres et sans le moindre itinéraire ou destination précise, Jacques, malade et inconsolable de la disparition de son ami, s’éloigne de plus en plus de son passé.

En novembre 1975 il accoste dans une baie de l’île d’Hiva Oa où par chance personne ne le connait et où nul ne le dérange pour des futilités de célébrité.
Comme au temps de La Franche Cordée il souhaite vivre dans une simplicité si souvent recherchée, aidant ceux qui le souhaite.

En 1977, Jacques accepte l’idée de faire un nouveau disque pour aider Eddy Barclay et revient à Paris pour enregistrer durant l’été.
Déçu, il rejoint bien vite l’horizon et les silences de son île.

Lors d’un séjour en Europe en octobre 1978, suite à un malaise, Jacques est hospitalisé.
Sur la pointe du cœur, il décède, à l’âge de 49 ans, d’une embolie pulmonaire à l’aube du lundi 9 octobre, quand Paris dort encore.

Pour aider l’île d’Hiva Oa à sortir de son anonymat, mon père demande de s’y faire enterrer dans le petit cimetière marin face à l’éternité de la mer.