MICHE BREL

Madame Thérèse MICHIELSEN
Veuve de Jacques BREL

Une femme très courageuse s’en est allée
Elle a pris le train pour le bon Dieu

Merci de tout cœur à chacune et à chacun pour vos très nombreux messages de sympathie suite à l’envol de Miche ce matin du 31 mars 2020.
Chacun d’eux, telle une fleur déposée sur sa tombe, y compose désormais un somptueux bouquet.

Il y a tant de bleu dans les yeux de ma mie…
Dans ses cheveux un peu d’éternité.
Jacques Brel

Jeune fille charmante et discrète, adulée par son père, Miche grandit dans une famille bruxelloise entre ses frères René et Paul.

Terminant une formation de secrétaire, en 1946 elle rejoint le mouvement de jeunesse mixte La Franche Cordée et y rencontre un jeune homme bien turbulent qui a le don de l’exaspérer. Au fil des réunions, Jacques arrive à la faire rire et à l’étonner par sa générosité et sa créativité. Mon père découvre en Miche une partenaire fiable et responsable. Portés par le même désir d’aider les moins chanceux, les deux amis se rapprochent sur le modèle de la complémentarité et décident de faire équipe sur le chemin de leurs vies. Le couple souhaite incarner avec conviction des valeurs sociales que ni l’un ni l’autre n’abandonneront.

En épousant notre père, Miche savait qu’elle devrait, au fil du temps, apprendre à être bousculée par l’originalité à toute épreuve de ce mari remuant, par sa priorité à l’autre et sa soif de mouvements… Sans se douter, il est vrai, d’une telle intensité ! Le 1er juin 1950, n’écoutant que son cœur, elle accepte de signer au bas du parchemin, pressentant que son époux lui apportera l’extraordinaire.

Et l’exceptionnel arriva…

Très vite Miche réalise que Jacques s’ennuie à la cartonnerie et quand le couple réfléchit à d’autres pistes professionnelles, elle est déterminée à ne jamais l’empêcher de suivre ses envies d’écriture qui le rendent si heureux. Première auditrice, elle lui offre ses premiers applaudissements. Née en 1951, Chantal, leur fille ainée, porte un prénom qui résonne déjà comme une chanson. A l’été 1953 quand je découvre les bras de ma mère, le jeune couple décide, d’un commun accord, de tenter l’expérience d’une autre vie et de plonger dans l’inconnu. Ce sera la période si difficile et inoubliable des débuts de Jacques à Paris.

En 1955, Miche avec les filles, rejoint notre père en banlieue parisienne. Éloignée de sa famille et de ses amis dans la solitude d’un Paris d’après-guerre, elle fait preuve d’une patience, d’un courage, d’une compréhension et d’une endurance exceptionnelle pour soutenir son mari chanteur que personne n’attendait. Elle croit intensément au talent de Jacques, à sa capacité à se vouloir construire une vie différente, comprenant aussi que grâce à lui, l’ennui ne se développerait pas dans sa famille.

La suite de l’aventure, chacun la connait.

A la naissance d’Isabelle en 1958, Miche s’habitue aux absences de Jacques, très fréquemment sur les routes de ses tournées et préfère attendre désormais son mari voyageur dans leur ville natale reconnue pour sa convivialité. Petit à petit elle savoure alors les fruits de sa patience qui, ajoutée à la détermination de son troubadour infatigable et talentueux, font fleurir le succès tant attendu. L’épouse fut une parfaite équipière, toujours sur le pont à attendre les instructions et les informations communiquées lors des appels nocturnes de son mari nomade.Miche, la mère de famille, ne s’intéressait que très peu à la pédagogie. Elle préférait aller applaudir les chansons de Jacques qui chantait le monde de l’enfance. Nous élevant, Chantal, Isabelle et moi avec un grand sens de la responsabilité, c’est sans réserve qu’elle témoignait de ses attentions prioritaires à notre père, laissant peu de place à des échanges que nous aurions parfois, nous les trois filles, souhaités plus fréquents. Chantal, Isabelle et moi avons eu des parents qui se portaient, l’un à l’autre, un respect rare et réciproque.

En 1962, mon père, rarement en manque d’idées pour organiser la vie des autres, décréta que son épouse deviendrait éditrice de musiques. En toute confiance et sans la moindre expérience mais avec la bénédiction de Jacques, Miche se lance dans cette activité dont elle a très peu entendu parler et elle apprend son nouveau métier. C’est la naissance des Éditions Brel qui porteront, à leur création, le nom de Pouchenel.

Élève assidue à l’école de la vie, l’épouse intègre la solitude à son quotidien de couple et assume sans plainte ni reproche, ces circonstances particulières qui devenaient exceptionnelles à chaque retour de Jacques. Durant plusieurs jours alors, le rythme structuré de notre quotidien volait en éclat. Le salon perdait sa tranquillité souvent trop morne et ennuyeuse et Miche virevoltant d’apéritifs en diners, accueillait pour le grand bonheur de notre père, la ronde des amis lui faisant la fête, souvent jusqu’à l’aube et même parfois jusqu’au moment de notre départ matinal vers le Lycée.

Miche fut très rapidement consciente qu’ils étaient très peu nombreux à comprendre les rouages et complicités de ce couple hors normes qu’elle formait avec mon père. Depuis le début de leur vie commune, c’est après discussion et d’un commun accord qu’ils prenaient toutes leurs grandes décisions. Imperturbable, Miche gardait le cap, consolidait sa détermination à soutenir son mari sans chercher à le posséder exclusivement. Elle était convaincue que les hommes, pris au piège dans les filets de l’envie de la possession et de la jalousie féminine, finissaient toujours par s’évader. Consciente de la force de la personnalité et de l’immense talent de mon père, pour rien au monde elle n’aurait pris le risque de le perdre. Se faisant discrète, elle soutenait tous ses projets. Miche devint apôtre de la liberté. Et la vie lui donna raison.

Toujours complice privilégiée, c’est Miche qui en 1967, fit connaitre à Jacques, la comédie musicale américaine L’Homme de la Mancha. Et en 1972 elle accepte de produire son dernier film Le Far West. Un peu plus tard, quand son mari navigateur l’informe de son rêve de partir sur un voilier durant trois ans, Miche lui donne sa bénédiction et ensemble ils cherchent un bateau et découvrent, à Anvers, le voilier l’Askoy II, qu’ils décident d’acquérir. Le décès de leur ami Jojo et la maladie de notre père bouleversèrent le projet initial. Jusqu’au bout Jacques et Miche restèrent en contact. Les derniers messages épistolaires de l’artiste reçus à Bruxelles mentionnent son souhait de protéger Miche, sa première admiratrice.

Au décès de Jacques, le 9 octobre 1978, Miche perd son étoile mais ne peut s’attarder à pleurer son chagrin, devant faire face à une nouvelle vague de tribulations en tout genre, comme lorsqu’elle apprit, par hasard, l’hospitalisation de notre père, la veille de son envol. Fidèle à ses valeurs de liberté, elle accepte de voir partir le corps tant aimé, soutenant la volonté de son époux de se faire enterrer aux Iles Marquises dans le but d’aider, lui avait expliqué Jacques, le tourisme local.Meurtrie mais s’obligeant à faire face, elle devint roc, choisissant pour protéger sa sensibilité, l’attitude de la patience et du silence que son mari protecteur lui avait toujours vivement conseillée de pratiquer dans l’adversité.

Avec opiniâtreté et persévérance, elle s’engage à défendre l’œuvre de Jacques et ses droits, obligée régulièrement de rappeler avec une force de caractère exceptionnelle, son statut et ses devoirs d’épouse. En gérant l’œuvre de son mari, Miche prévoyante dans l’âme, construisit avec sagesse, pierre par pierre, les fondements d’un équilibre familial exemplaire. L’annonce de l’arrivé de chacun de ses neufs petits-enfants et de ses quatorze arrière-petits-enfants devenait jours de fête et cette joie la confortait dans la tâche qu’elle accomplissait. Le chagrin du décès de sa fille Chantal en 1999 l’éprouva profondément.

L’âme sage et tranquille, Miche l’inébranlable, c’était aussi le plaisir de rire, de se divertir, de se cultiver. Son agenda était constellé de soirées, de diners, de rencontres entre amis, de premières à l’opéra, de voyages avec les Amis des Musées, de croisières musicales et de concours de golf.

Toujours quelque peu méfiante lors de ses premiers contacts, rapidement, elle réjouissait l’assistance par sa bonne humeur et son entrain. L’œil aiguisé par tant d’années d’expérience, Miche, la courageuse, se frayait son chemin, non sans susciter quelques jalousies. Elle affrontait parfois, mais sans y prêter la moindre attention, bien des regards porteurs d’avis et de commentaires, se protégeant alors d’un scaphandre de silence et de dignité comme d’un bouclier pour mieux préserver le trésor de son existence, celui que personne ne pourrait lui prendre : son amour éternel et sans limite à l’homme de sa vie.

En 1981, Miche accepte d’être à mes côtés dans l’aventure de la Fondation Brel. Nous étions bien différentes sous de nombreux aspects. Miche se révéla être un véritable petit soldat et nous formions un duo solidaire qui en surprit plus d’un.

J’ai eu l’immense chance d’avoir toujours été aux côtés de ma mère. Notre entente portait plus, il est vrai, les couleurs de l’amitié que celles d’une affectueuse relation mère-fille. Ensemble nous avons travaillé, voyagé, organisé, décidé tant de choses, nous avons échangé tant de rires, de complicité, de souvenirs et de confidences, porté tant de responsabilités, digéré tant de moments d’humiliation, essuyés tant chagrins. Sans réserve, nous parlions de tout, du passé et parfois d’éternité. Certes nous n’étions pas d’accord sur tout et ne pratiquions pas nécessairement les mêmes valeurs. Mais nous avions appris l’une et l’autre à pressentir les heurts, à contourner les disputes, évitant les mots qui blessent et laissent des cicatrices. Nous rejoignant toujours sur l’essentiel, nous restions complices et alliées devant tant d’adversités. Et elles n’ont pas manqué.

Je remercie la vie d’avoir eu le privilège de partager la sienne et de m’offrir aujourd’hui le trésor de n’éprouver, vis-à-vis d’elle, pas l’ombre d’un regret, m’autorisant dès lors et avec joie, à prendre soin de son âme.

Oui, une grande âme s’en est allée, au terme d’une vie sans pareille, de courage et de sagesse. Miche est partie contempler les étoiles, retrouver sa fille Chantal et applaudir, comme au premier jour, et pour toujours, dans l’espace hors du temps, le diamant de son cœur, l’unique poète de toute sa vie, Jacques Brel.

France
Bruxelles, le 3 avril 2020

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